Entretien vidéo exclusif avec le réalisateur Leon Dai pour la sortie de Je ne peux pas vivre sans toi.

Posté le 21 octobre 2010 par

Jeudi 21 octobre 2010, en début d’après-midi. Dans le Hall d’un grand hôtel parisien, nous attendons Leon Dai, impatients de le féliciter pour son dernier film, Je ne peux pas vivre sans toi, et surtout de le questionner pour savoir comment il en est arrivé à signer une telle merveille. Plus d’une heure et demie d’ interview plus tard, nous ressortons avec la certitude d’avoir eu devant nous un vrai cinéaste, et l’envie de revoir de nouveau son film magnifique. Par Olivier Smach et Victor Lopez.

Vous êtes un acteur reconnu sur le plan international et Je ne peux pas vivre sans toi est votre second film en tant que réalisateur. Aviez-vous toujours eu ce souhait de passer derrière la caméra ?

Lorsque j’étais adolescent, j’ai surtout étudié la réalisation. Mais à Taïwan, il n’est pas facile de devenir réalisateur du jour au lendemain, et c’est un peu la raison pour laquelle j’ai commencé par être acteur.

Comment s’est opéré ce changement de statut ?

A Taïwan, c’est quasiment impossible que quelqu’un aille vous chercher pour faire un film. C’est le cinéaste qui se démène comme un beau diable pour trouver des financements. Mais Twenty Something Taipei fut une exception tout à fait unique, puisque c’est une société de Hong-Kong qui m’a demandé de réaliser un film qui était déjà ficelé. C’est pourquoi ce premier film a si peu de points en communs avec mon second. Il ressemble beaucoup à un film de Hong-Kong, car bien que tourné à Taïwan, il a été pensé comme un film utilisant les codes de cette ville et la plupart de l’équipe technique vient de là-bas.

Twenty Something Taipei a connu un beau succès en Asie. Comment avez-vous vécu cette notoriété en tant que réalisateur et est-ce que celle-ci vous a permis de lancer le projet Je ne peux pas vivre sans toi plus facilement ?

Pas vraiment… Vous savez qu’il s’est passé sept ans entre le premier le second film. Le premier film a surtout eu du succès en Chine populaire, mais pas à Taïwan. Les intellectuelles le trouvaient trop populaire alors que les autres spectateurs peut-être trop artistique. Mais c’est cet accueil qui m’a poussé à aller dans une voie plus pointue et personnelle pour la suite. Lorsque Je ne peux pas vivre sans toi est sorti à Taïwan, où il a rencontré un certain succès, Hou Hsiao Hsien m’a félicité pour le film et m’a dit que j’aurais dû revenir plus tôt à Taïwan. Il pensait que mon premier film était de Hong-Kong ! Je pense qu’il voulait dire par là que je faisais mieux de faire quelque chose en rapport direct avec Taïwan.

Le Film

D’où vous est venue l’idée du film ?

L’histoire est tirée d’un fait divers que tout le monde connait à Taïwan, et j’ai voulu en faire un film.

Pourquoi avoir opté pour une structure en flash-back ?

Au moment de l’écriture du scénario, il n’y avait pas de flash-back, et j’ai décidé de construire le film ainsi lors du montage. J’ai eu un peu peur que les gens s’ennuient, ou n’aient pas envie d’aller au bout du film si je respectais le temps linéaire. J’ai trouvé cette solution pour les interpeller d’une manière forte. Cela vient aussi de mon rapport personnel à l’histoire. Comme la plupart des taïwanais, c’est par cet acte (ndlr, la scène de l’ouverture) que j’ai découvert l’événement. Il me semblait donc intéressant de partir de là pour expliquer ensuite les raisons de la situation.

Pour quelles raisons avoir choisi la ville de Kaohsiung pour situer l’action ?

Il y a au moins deux raisons dans le choix de Kaohsiung. Dans le fait divers, le père et la fille habitent cette ville. Ensuite, je connais Kaohsiung puisque je suis originaire de la ville. C’est peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles je suis particulièrement sensible à cette histoire.

Pourquoi avoir voulu parler de la minorité hakka ?

Tout d’abord, il y a une raison économique : au sein de la municipalité de Kaohsiung, il a y une possibilité de financement si l’on parle de la minorité hakka à Taïwan. Et comme il faut de l’argent pour financer un film… D’autre part, parler de cette communauté rajoutait un élément intéressant au film. J’ai donc modifié le scénario dans ce sens.

Comment s’est déroulé le tournage en décor naturel et en extérieur, notamment avec les figurants et les passants ?

Le seul endroit que nous avons préparé pour le tournage est l’abri de fortune du père et sa fille : on a abattu une cloison et arrangé ce lieu abandonné… Tout le reste a été filmé en extérieur et en décors naturels. On a surtout tourné certaines scènes un grand nombre de fois, allant jusqu’à dix, afin que je juge que ce soit utilisable, sans un klaxon qui retenti à quelques mètres de la camera ou autres nuisances sonores de ce type… Dans ma carrière, j’ai tourné beaucoup de films publicitaires qui m’ont habitué à mettre des acteurs dans un décor naturel. J’étais donc bien préparé à une telle situation.

Est-ce que certaines images du film (on pense notamment à celle poétique de la fille en vu sous marine) viennent dès le moment de l’écriture ?

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Ces images là étaient bien pensées en avance pour des raisons de coûts. Tout simplement parce que payer un cameraman sous l’eau coûte plus cher que dans la rue.

Il y a beaucoup de plans larges au début du film, un peu comme si l’on observait les personnages de loin, comme par exemple lorsqu’on les observe chez eux vu d’un bateau qui passe, et petit à petit on se rapproche d’eux, avec des gros plans. Etait-ce une volonté d’introduire progressivement le spectateur à leur univers et quotidien depuis l’extérieur vers l’intérieur ?

Effectivement… Cela a été pensé un peu en amont, mais c’est au moment du montage que tout s’est confirmé !

Quel est votre point de vu sur l’acte désespéré du personnage ? Avez-vous pensé le héros comme étant prêt à sauter ?

Non. Je suis persuadé qu’il n’avait pas l’intention de sauter, mais voulait seulement attirer l’attention d’un maximum de personnes sur son histoire.

Avez-vous rencontré le protagoniste du fait divers ?

Je l’ai rencontré une fois le film réalisé. J’ai surtout pensé à mon film deux ans après le fait divers, grâce au papier d’un journaliste sur l’affaire qui se demandait si elle avait eu des conséquences sur l’administration de Taïwan. C’est surtout parti de cela…

L’équipe

Chen Wen-pin est l’acteur principal du film, il est aussi réalisateur et producteur. Comment est née votre collaboration et comment avez-vous travaillé avec lui ?

En fait, il est devenu réalisateur après Je ne peux pas vivre sans toi. Il ne l’était pas avant. Il faisait un peu de politique. Il pensait surtout trouver des fonds auprès du gouvernement de Taïwan, alors que je ne comptais pas le faire au sein de ma société de production (excepté les quelques investissements pour la minorité hakka). Il a donc fondé sa propre société de production, avec laquelle nous avons coproduit le film, pour trouver des financements auprès du gouvernement. J’ai donc été responsable du tournage et de la production du film, et lui s’est occupé de trouver des fonds auprès du gouvernement.

Pourquoi avez-vous décidé de ne pas jouer dans vos films ?

Je n’y ai pas pensé : il faut vraiment être un génie comme Woody Allen pour être à la fois acteur et réalisateur !

Comment avez-vous découvert la petite Chao Yo-Hsuan (Mei), et est-ce difficile de tourner avec des enfants ?

Elle est la fille d’un ancien camarade de classe et sa mère est une danseuse d’une troupe très connue à Taïwan. Elle était donc habituée au monde du spectacle et à l’action devant des spectateurs. Elle est par ailleurs extrêmement intelligente : elle a très bien compris ce qu’elle avait à faire. Je dois dire que je n’ai presque pas eu à la diriger…

Comment avez-vous pensé et travaillé cette image en noir et blanc ?

Une fois le synopsis terminé, j’ai pris moi-même ma moto pour faire les repérages à Kaohsiung, toujours parce que je n’avais pas beaucoup d’argent pour ce film. J’ai pris beaucoup de photos d’endroits qui me semblaient pertinents pour le tournage. Mais en les regardant, je me suis rendu compte qu’ils paraissaient soit trop sales, soit trop tristes. Et comme un arrangement des lieux était un travail qui allait nous prendre trop de temps et d’argent, j’ai pensé à travailler sur les couleurs. J’ai d’abord ajouté des couleurs, mais cela donnait un aspect criard, saturé. De fil en aiguille, j’en suis venu au noir et blanc qui rendait les endroits regardables sans n’avoir rien à y changer. La laideur et la saleté sont ainsi passées au second plan.

Je fais aussi de la photo, et j’ai chez moi une chambre noire qui ne fait que du noir et blanc. C’est donc un procédé que je connais bien. Je savais le résultat que cela produirait. J’ai alors pensé que cette image convenait à ces endroits pauvres. Car je voulais montrer aux classes moyennes de Taïwan, la vie des sans classes, en évitant une réaction de rejet. J’ai eu l’impression que la classe moyenne s’estime dans la couleur, et que leur montrer la vie des sans-classes en noir et blanc leur parlerait sans qu’ils ne se sentent agressés.

Cela peut aussi être considéré au niveau de la caricature. Pour mieux décrire une réalité, on utilise parfois la satire. Le noir et blanc est ici choisi pour montrer quelque chose de différent, une chose bien réelle.

Concernant la musique, d’où vous est venue votre collaboration avec Kageyama Yukihiko, et comment avez-vous pensé l’utilisation de ses thèmes dans le film ?

La musique a été écrite après le tournage, au moment du montage. Je suis allé chercher Kageyama Yukihiko et lui ai donné des indications précises concernant certains passages, tout en la laissant libre sur le reste. Elle m’a fait des propositions, il y a eu quelques allers-retours au moment du montage et la musique s’est faite comme cela.

Lorsque le film est passé au festival de Rotterdam, la plupart des spectateurs m’ont dit que le film serait encore plus fort sans musique. Et je le sais très bien ! Mais je me suis demandé ce que je voulais faire : il y avait déjà le noir et blanc… Est-ce que je voulais aller encore plus loin dans l’inhabituel en enlevant la musique et toucher moins de monde ? Mon but est de toucher les classes moyennes pour qu’elles se rendent compte de ce qui se passe à Taïwan. Et pour un spectateur lambda, il y a de la musique dans un film taïwanais, comme il y a de la danse dans un film indien… J’ai donc conservé cet élément afin de pouvoir toucher un public très large.

La critique

Le film est très critique vis-à-vis de l’administration de Taïwan, mais aussi des médias et des politiques. Quand le personnage cri au début du film : « Quelle société injuste », est-ce lui qui s’exprime ou est-ce aussi vous ?

Cette phrase n’est pas dite par le père au départ… C’est bien moi qui l’ai écrite…

Mais est-ce que le film se veut comme un témoignage de la situation de crise actuelle à Taïwan ?

Hum… Tout ce que je peux dire c’est que ces dernières années à Taïwan, la différence entre les plus riches et les plus pauvres s’est accentuée. Ce n’était pas comme cela 20 ou 30 ans en arrière. Bien entendu, une situation de pauvreté comme celle des personnages de mon film, ce n’est pas la majorité. Mais c’est de plus en plus fréquent dans le sud et le centre de Taïwan, à cause de la montée en puissance de la Chine, qui provoque une délocalisation des petites et moyennes entreprises. Il peut y avoir une paupérisation de certaines régions.


Mais les difficultés auxquelles est confronté le père n’ont pas de rapport avec ses revenus. La question de lois inadaptées ou de système administratif sclérosé, tout le monde y est confronté. Et que l’on soit très pauvre ou non, cela ne change pas grand-chose.

Vous avez donc avant tout pensé le film comme un mélodrame familial plutôt que comme un témoignage engagé ?

J’ai plutôt pensé aux deux. Le point de départ est une relation personnelle, d’une relation entre un père et sa fille. Mais j’ai pensé montrer comment cette histoire simple, confronté à un système administratif, aboutit à des choses hallucinantes. Je suis parti de la sphère du privé pour aller dans celle du public.

Quand vous avez réalisé le film, l’avez-vous pensé pour un public occidental ? Si c’est le cas, pensez vous que cela peut faire un moyen de pression sur le gouvernement ?

J’ai bien sûr pensé au public occidental, car cette histoire peut malheureusement arriver partout dans le monde. De là à dire que le fait que le film soit montré dans d’autres pays fasse que les autorités de Taïwan trouvent cela un peu honteux : non ! Le gouvernement n’est pas si mesquin ! Le président de la République lui-même a dit que tous les fonctionnaires, y compris les militaires, devraient voir ce film. Je trouve cela courageux et je ne peux pas dire que les autorités se soient sauvés ou n’ont pas pris leurs responsabilités. Au contraire, c’est plutôt un signe d’espoir et on peut espérer que les choses s’améliorent après mon film…

Les Influences

Pourquoi ce titre en Espagnol (No puedo vivir sin ti) ?

I can’t live without you, en Anglais, ça a l’air d’une chanson d’amour… Ça n’a pas de force (rires) !

C’est un ami qui rentrait d’Amérique du Sud qui m’a dit ce titre en Espagnol et je l’ai retenu. Au départ, le titre était en taïwanais, et la sonorité en espagnol sonnait assez proche étonnamment. De plus, j’ai pensé qu’en Amérique latine, on trouve aussi cette problématique de personnes sans classes qui se battent pour leurs droits. Et puis, pourquoi toujours trouver des titres anglais à des films ? Les films américains occupent 95% du marché à Taïwan, c’est une autre raison pour laquelle je ne voulais pas m’arrêter sur un titre anglais…

Quels sont vos autres influences pour ce film ? On voit par exemple un extrait du Magicien d’Oz, que regarde Mei…

En fait, pour Le Magicien d’Oz, on m’a proposé quelques films libres de droit, et c’est celui qui me semblait le mieux convenir à ce que pouvait regarder le personnage.

Je suis sûrement influencé par certains réalisateurs, surtout de Taïwan, de par ma manière d’ancrer une histoire dans la société de l’île. D’autre part, je pense, mais je ne sais pas si c’est vrai, être influencé par Luc Besson. J’apprécie beaucoup ses premiers films, notamment Le Grand Bleu. Et la scène du père qui vient sous l’eau a peut-être un rapport avec cela. Je trouve que Besson a le pouvoir de raconter des histoires simples d’une manière qui peut attirer et impressionner le plus grand nombre de personnes. C’est tout à fait remarquable et j’aimerais pouvoir en faire autant.

Il y a aussi La Cité de Dieu, qui m’a donné le courage de faire ce film en me montrant que le cinéma pouvait être utile.

La Réception

Le film a-t-il été vu en Chine populaire ?

Il n’est pas possible que ce film sorte en Chine populaire, mais les DVD pirates circulent beaucoup et se vendent en grand nombre là-bas. J’ai moi-même demandé à acheter le DVD de mon film, et c’est seulement la quatrième fois que j’ai pu l’obtenir, car on me disait que tout avait été vendu les fois précédentes.

Et comment a-t-il été reçu à Taïwan ?

A Taïwan, l’accueil a été très positif. Les gens m’ont dit qu’il fallait faire ce film et que j’avais fait quelque chose de juste. Parmi le public asiatique, j’ai eu l’impression que tout le monde se sentait concerné par l’histoire et se sentait très proche de cette aventure.

Pour conclure

Pouvez-vous nous parler de la fin du film ?

Dans l’histoire réelle, le père a retrouvé sa fille, qui n’était pas du tout heureuse dans sa famille d’accueil. Ce sont les services sociaux qui ont décidé cela. Personnellement, je n’aime pas beaucoup les happy end. C’est la raison pour laquelle j’ai arrêté le film sur l’image que vous savez, en évitant les embrassades…

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De quoi traitera votre prochain film, I love you so much, et sera-t-il dans la même veine que celui-ci ou changerez vous encore de style ?

Je pensais tourner ce projet cette année, mais le scénario, que j’ai réécrit plusieurs fois, n’arrive pas à me convaincre pleinement. Je ne sais donc pas encore si je vais le faire pour l’instant. En tout cas, c’est une histoire différente de je ne peux pas vivre sans toi. Mais le hasard fera peut-être que je trouverais l’élément qui me permettra de rajouter de la force à l’histoire. Et dernièrement, je pense à une histoire de politique et de drogue. Ce sera donc peut-être l’objet de mon prochain film…

Pouvez-vous nous dire un mot sur le prochain film de John Woo, dans lequel vous êtes acteur ?

C’était très bien ! A vrai dire, il y avait deux réalisateurs : John Woo et Su Chao-Bin, un cinéaste de Taïwan. Comme c’est un Wu Xia Pian, j’ai appris pas mal de choses dans le domaine des arts martiaux. C’était donc très agréable et intéressant !

Entretien réalisé le 21/10/2010 à Paris par Olivier Smach et Victor Lopez.

Un grand merci à Monsieur Laurent Aléonard de Heliotrope Films , sans qui cet entretien n’aurait pas été possible. Nous tenons également à remercier Monsieur François Brugier pour sa grande qualité d’interprète.

Entretien : Victor Lopez et Olivier Smach

Prises de vue : Aurélien Guedes (Magency Production)

Montage : Hélène Seingier

Un grand merci à Monsieur Laurent Aléonard de Héliotrope Films de nous avoir
permis cette belle rencontre humaine, ainsi qu’à Monsieur François Brugier pour son excellente qualité d’interprète.

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