Seijun Suzuki

1963, le geste baroque de Suzuki Seijun

Posté le 27 juillet 2024 par

1963 est l’année où Suzuki Seijun a dépassé son rôle d’artisan de films de série B en leur insufflant un supplément artistique, dans un geste baroque. Détective Bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête sont les premières manifestations du « style » Suzuki : une esthétisation du réel qui tend vers l’absurde et l’abstraction.

Aujourd’hui considéré comme un réalisateur majeur, Suzuki a passé la première partie de sa carrière dans une situation d’artisan, en tournant à la pelle des films de genre. C’est sa période Nikkatsu, de 1956 à 1968. Après un hiatus de près de dix ans, il revient sur le grand écran en 1977 avec la comédie Histoire de mélancolie et de tristesse. Dans sa deuxième partie de carrière, il connaît un regain d’intérêt et une reconnaissance tardive, notamment pour sa fabuleuse « trilogie Taisho » où l’étrange et le surnaturel s’épanouissent dans une beauté picturale manifeste et une audacieuse mise en scène. C’est également à cette époque que sa première partie de carrière est réévaluée, au Japon comme à l’étranger. Des films comme La Barrière de chair (1964), Le Vagabond de Tokyo (1966) et La Marque du tueur (1967) sont ajoutés à la liste des films symptomatiques du renouveau du cinéma nippon dans les années 60.

Comment un réalisateur « de seconde zone », qui ne choisit même pas ses projets, a-t-il réalisé des films qui ne dépareillent pas aux côtés de ceux d’Imamura Shohei, Yoshida Kiju, Oshima Nagisa, Shinoda Masahiro ou Masumura Yasuzo ?

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Face B

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Le cas Suzuki Seijun est intéressant car il se situe à une époque charnière pour la production japonaise. Les années 60 voient une chute progressive de la fréquentation des salles de cinéma, concurrencées par les postes de télévision. C’est une perte financière majeure pour les grands studios, tenus à des impératifs de rentabilité. Une des solutions trouvées pour pallier la baisse des entrées dans les salles : produire toujours plus. La norme est d’organiser des doubles programmations avec un premier film de genre, dit de catégorie B, tourné avec un budget restreint dans des temps records et des scénarios imposés peu originaux ; et un second film, dit de catégorie A, réalisé par un grand nom du studio avec plus de budget et de latitude artistique. Pendant sa carrière à la Nikkatsu, Suzuki est un réalisateur de films de catégorie B.

La carrière de Suzuki débute en 1948 lorsqu’il rejoint la Shochiku comme assistant-réalisateur. Comme dans toute entreprise, les métiers du cinéma sont très hiérarchisés et les évolutions de carrière lentes. Il faut quatre à six ans pour passer de troisième assistant-réalisateur à réalisateur… quand tout se passe bien. En 1954, Suzuki est débauché par la Nikkatsu avec la promesse d’un meilleur salaire et d’un rapide statut de réalisateur. C’est chose faite en 1956 avec son premier long métrage À la santé du port – la victoire est à nous. Jusqu’à la Marque du tueur en 1967, il va réaliser quarante films, dans les genres les plus prisés de l’époque : films sur la jeunesse rebelle et désabusée biberonnée à la consommation de masse (la fameuse « tribu du soleil »), polars, films de yakuzas et même des étrangetés comme l’adaptation nippone du western, avec l’Homme à la mitraillette. Un réalisateur de catégorie B ne choisit pas ses scénarios. Il tourne ce qu’on lui donne, et ce dans des conditions compliquées, avec des temps de pré-production, de tournage et de post-production très limités, ce qui peut être source de stress, de frustration… et de films médiocres et sans saveur.

Seijun Suzuki affiches

À de rares exceptions, avant 1963, tous ses films sont bons, voire très bons, malgré des scénarios convenus. S’il fallait ne retenir qu’un film de cette période, citons l’excellent Ligne zéro clandestine (1960), une enquête journalistique et policière sur un trafic de drogue qui se conclut par une séquence finale mémorable dans la cale d’un paquebot rempli de clandestins et de repris de justice. Une séquence d’une noirceur à peine éclairée par les vives flammes de cet enfer humain. Preuve que Suzuki n’est pas qu’un très bon artisan mais un artiste à part entière. À quel point un réalisateur de catégorie B peut-il imposer sa patte à un film ? À quel point est-il libre de remanier ou de tordre un scénario validé par le studio ?

Dans un entretien donné à Midnight Eye en 2001, Suzuki souligne un paradoxe : « Comme je travaillais pour un studio, je ne pouvais pas trop m’éloigner de sa ligne directrice. Mais comme mes films étaient de catégorie B, j’avais une plus grande marge de manœuvre qu’un réalisateur de films de catégorie A. Même si cela déviait un peu, cela ne posait pas trop de problèmes au studio. Donc, dans ce sens, j’avais un peu de liberté. Plus que les réalisateurs de films de catégorie A. »

Sa liberté, Suzuki va vraiment l’exprimer de manière appuyée à partir de 1963.

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Transgressions

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Avec quatre films distribués, 1963 est a priori une année comme les autres : Détective Bureau 2-3 (janvier), La Jeunesse de la bête (avril), Akutaro, l’impénitent (septembre) et Le Vagabond de Kanto (novembre). Les deux derniers films, conventionnels dans le fond et la forme, sont les premières collaborations de Suzuki avec le chef décorateur Kimura Takeo. Ce dernier aura son importance dans l’originalité, l’audace et la fantaisie des décors de films à venir comme La Vie d’un tatoué, Élégie de la violence et La Marque du tueur.

Les deux films qui font voir une nouvelle facette de Suzuki sont Détective Bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête. Les deux scénarios classiques de polar sont exécutés par une mise en scène plus exubérante qu’à l’accoutumée. Une exubérance qui rappelle, dans le théâtre français du 17è siècle, celle de Pierre Corneille avec Le Cid. En 1637, Corneille est un dramaturge déjà célèbre et son Cid, pièce à succès, suscite une querelle littéraire. Les principaux griefs reprochés ? Ne pas avoir su choisir distinctement entre comédie et tragédie, ne pas avoir respecté la règle des trois unités (d’action, de temps et de lieu), raconter une histoire peu vraisemblable et mettre en scène des comportements malséants, absurdes et exagérés. L’Académie française (c’est-à-dire le cardinal Richelieu) est même appelée à arbitrer la querelle. Sa conclusion : certaines critiques sont justifiées mais Le Cid est une bonne pièce. Match nul, fin de la partie. 

Pour bien comprendre une telle querelle, il faut se remettre dans le contexte de l’époque. Après le succès du courant baroque pendant plusieurs décennies, le pouvoir politique français, par l’intermédiaire de Richelieu, veut imposer un nouveau théâtre, qu’on appellera a posteriori « classique ». Ce « classicisme » est la mise en œuvre artistique d’une idéologie plus vaste du Royaume de France : un mode de vie, une esthétique et une politique. Inspiré par l’Antiquité grecque jusque dans ses histoires et personnages, ce théâtre est théorisé en 1630 par Jean Chapelain dans sa Lettre sur l’art dramatique. En 1634, Sophonisbe de Jean Mairet est la première tragédie à introduire la règle des trois unités (action, temps et lieu). Avec Le Cid, Corneille rejette ouvertement ces nouvelles conventions, c’est un affront envers le pouvoir politique. Ses exagérations, la moquerie de plusieurs vers et l’hybridation entre la tragédie et la comédie ne passent pas. Après la querelle, pour éviter les ennuis, Corneille réécrira plusieurs passages en atténuant le comique. Et pourtant, ce qui fait la réussite et l’originalité du Cid est justement (en plus du talent de l’auteur) cette liberté prise avec les conventions. On reconnaît le goût de la transgression de l’auteur qui, quelques mois avant Le Cid, avec L’Illusion comique, jouait déjà, jusqu’à la parodie, avec les codes du courant baroque : intrigues multiples, mélange des genres, violences, jeu sur les métamorphoses et mise en abîme.

Seijun Suzuki visions

Si la comparaison entre Suzuki et Corneille est intéressante, c’est que le point de départ est similaire : une volonté commune de casser les codes, de proposer des œuvres plus exubérantes et de mélanger les genres, quitte à déplaire. Chez Suzuki, le loufoque, l’incohérence et la mise en scène audacieuse, qui sont devenus sa marque de fabrique, ont fait leur apparition en 1963, devenant de plus en plus présents jusqu’au point d’orgue de La Marque du tueur. Jugé incompréhensible par la Nikkatsu, ce film aujourd’hui mythique vaut à Suzuki plus qu’une querelle : son licenciement et un procès retentissant. On n’entrera pas ici dans les détails de cette affaire : la mauvaise gestion de la Nikkatsu et ses finances en berne, la constitution d’un comité de soutien à Suzuki, la victoire de son procès mais sa mise au ban de l’industrie cinématographique pendant près de dix ans.

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Sadiques et freaks

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Regardons les quatre éléments transgressifs de Détective Bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête par rapport aux polars conventionnels.

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La violence exacerbée

La scène d’ouverture de Détective Bureau 2-3 donne le ton avec un vol d’armes à feu et l’affrontement de deux gangs. Suzuki n’avait encore jamais filmé d’affrontement armé impliquant une trentaine de bandits mitrailleuses et grenades à la main. Ce nihilisme se manifeste à nouveau quelques minutes plus tard quand une cinquantaine de bandits armés jusqu’aux dents font le pied de grue à la sortie d’un commissariat pour assassiner un homme, devant des policiers impuissants. Cette violence en bande organisée n’a rien à envier à la cruauté et au sadisme individuels. Ainsi sont les frères Tetsuo et Hideo Nomoto dans La Jeunesse de la bête, prompts à torturer leurs opposants, visiblement excités par leurs sévices. Même l’acteur Joe Shishido, dans le rôle du détective privé, n’est pas en reste : ni bon ni mauvais en soi, il est avant tout pragmatique et n’hésite pas à jouer du six-coups ou du couteau pour mener à bien ses missions. Les sadiques seront légion dans les films à venir de Suzuki. La bienséance est au plus bas.

Seijun Suzuki violence

L’invraisemblance

Se jouer de la crédibilité pour mieux faire le spectacle est une délectation que Suzuki ne se refuse pas. Imagine-t-on une sortie de garde à vue retransmise en direct à la télévision, les caméras filmant allègrement la cinquantaine de malfrats venus assassiner un homme… Le tout commenté par des journalistes ? Si cela ressemble à la ligne éditoriale de chaînes de télévision d’information en continu en 2024, ce n’est pas le cas en 1963. À cette situation narrative dissonante s’ajoutent les expérimentations graphiques et l’ambiance de carnaval psychédélique. Suzuki poursuivra ces expérimentations avec plus d’audace dans La Barrière de chair et Le Vagabond de Tokyo, développant une esthétique sophistiquée et artificielle. Comme un air de décadence.

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L’absurdité

C’est le corollaire de la violence exacerbée et de l’invraisemblance. Quand on y pense, gagner de l’argent est en soi une absurdité. Mais le gagner, comme les yakuzas, par des actions violentes parasitaires toujours plus complexes, est encore plus absurde. Dans un tel environnement peuplé de sadiques et de freaks, il faut un héros à la hauteur. La présence de Joe Shishido en détective privé charismatique est essentielle. Passant du sérieux à la dérision et de la tendresse à la violence en quelques secondes, il s’adapte parfaitement à l’absurdité des situations. Son physique s’impose : avec ses joues gonflées au collagène, il ressemble à un mélange de hamster savant et de bébé bouddha, arborant un sourire niais et narquois à la Tom Cruise. Ses méthodes ingénieuses et peu orthodoxes en font un mélange de James Bond et de Philippe Marlowe, plongé dans un Tokyo de stupre et de luxure. Tireur hors pair, roublard et tombeur de femmes, rien ne résiste à Shishido. Il peut même tuer ses opposants pendu à un chandelier la tête en bas. L’absurdité dans les missions et méthodes d’exécution culmineront dans La Marque du tueur.

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La mise en abîme

Dans les deux films, Joe Shishido infiltre les yakuzas en se faisant passer pour un malfrat. Il fait littéralement l’acteur. Dans Détective Bureau 2-3, les policiers complices lui créent de toutes pièces un passé : il devient le fils d’un prêtre catholique et doit organiser une rencontre avec son « père » pour gagner la confiance des yakuzas. Dans un cabaret, il s’improvise même chanteur et danseur de claquettes. Autre symptôme : un des chefs de gang a son bureau informel dans un cinéma. Ce geste typiquement baroque de mise en abîme est renforcé par une des premières scènes du film : l’invraisemblable diffusion à la télévision de la libération d’un gardé à vue ! Dans La Jeunesse de la bête, Suzuki met en place le dispositif de surveillance d’un cabaret où un groupe de mafieux regarde le spectacle depuis une pièce insonorisée et derrière une glace sans tain. Ce procédé de distanciation et de célébration du dispositif de mise en scène lui-même sera repris dans La Barrière de chair.

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Soulignons enfin que si Suzuki était l’initiateur de ce mouvement baroque au sein de la production de films de catégorie B, il était bien entouré. Il faut mentionner toute l’équipe technique et son pool de scénaristes qui prenait plaisir à triturer les scénarios convenus de la Nikkatsu. Appelé Hachiro Guru (« le groupe des huit »), ce collectif comprenait Suzuki Seijun, Kimura Takeo (également chef décorateur), Yamatoya Atsushi (réalisateur de quatre films déjantés dont Une poupée gonflable dans le désert), Sone Chusei (réalisateur de nombreux Roman porno dont les deux premiers films de la franchise Angel Guts), Tanaka Yozo (qui écrira pour Somai Shinji dans les années 80), Okata Yukada, Yamaguchi Seiichiro (qui réalisera plusieurs Roman porno) et Hangai Yasuaki.

Dans un entretien donné à Midnight Eye en 2005, Joe Shishido raconte : « Il réalisait chaque année un nombre énorme de films chez Nikkatsu, uniquement des films de divertissement, comme s’il mettait de la nourriture dans des boîtes de conserve sur un tapis roulant. Il faisait des films comme personne d’autre à cette époque. Il écrivait et planifiait ses films chez lui, en buvant beaucoup de whisky. Quand il ne tournait pas, il pensait toujours au film. Le matin, lorsqu’il rencontrait les acteurs et l’équipe sur le plateau, il demandait toujours à tout le monde leurs idées sur la façon de tourner les scènes en question. Tout le monde se tenait à l’extérieur du studio, se grattant la tête pour trouver des idées. »

Marc L’Helgoualc’h.

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