LE FILM DE LA SEMAINE – Viêt and Nam de Trương Minh Quý : History of the mundane

Posté le 25 septembre 2024 par

Après le magnifique L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thiên Ân l’année dernière, une nouvelle œuvre singulière nous vient du Vietnam, le fascinant Viêt and Nam de Trương Minh Quý. Contrairement au premier cinéaste, ce second n’en est pas à son coup d’essai. Trương Minh Quý a déjà 10 ans de carrière et plusieurs œuvres dans le documentaire, le court et le cinéma expérimental. C’est la synthèse de cette décennie de travail qu’incarne Viêt and Nam mais aussi d’une trentaine d’années de recherche esthétique chez les cinéastes de pays voisins ! C’est à découvrir aujourd’hui dans nos salles grâce à Nour Films.

Nam et Viêt s’aiment. Tous les deux travaillent à la mine de charbon, à 1000 mètres dans les profondeurs de la terre. Alors que Nam rêve d’une vie meilleure, un mystérieux chaman lui promet de retrouver la dépouille de son père, soldat disparu lors de la guerre du Vietnam. Avec sa mère, et l’aide de Viêt, il se lance dans cette quête, pour retrouver les fantômes du passé.

Dès les premières minutes le cinéaste met en place son système. Reconstitution de rêves comme des échos ou des fantômes de la guerre. Cet onirisme latent se double d’une sensualité et d’une attention à l’érotisme des corps au travail, un homo-érotisme dont le titre détient le secret. On pense tout de suite aux deux cinéastes qui, depuis une trentaine d’années, se sont fait maître de ces formes, en particulier en Asie : le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul et le Taïwanais Tsai Ming-liang. Trương Minh Quý applique les méthodes des deux cinéastes avec une alternance entre les strates de la réalité subjective par le montage mais également au sein du cadre par les plans d’ensemble composés par strates pour renforcer la polysémie au cœur des images mais surtout le rapport sédimentaire à l’existence. Puisqu’il s’agit de creuser, les mineurs occupent donc l’écran par l’hypnose sensuelle qu’ils dégagent avec le travail sur la lumière dans la mine qui met en avant leur corps. Mais surtout par la place symbolique qu’ils occupent, ils creusent dans le sol comme dans la mémoire d’un pays. Ce pays, Viêt and Nam, en incarne les facettes comme si le passé et le présent pouvaient se replier sur l’image d’une relation souterraine car tabous. Si la durée des plans peut s’apparenter à celle du cinéaste taïwanais, la logique de catabase est reconnaissable et à rapprocher de celle, singulière, que travaille le cinéaste thaïlandais. Dans les tunnels et les sous-sols, dans l’obscurité de l’espace et du temps, les errants se retrouvent face à leur désir et à leur passion. Trương Minh Quý capture la spécificité de la Tropical Malady vietnamienne.

Si tout ceci est reconnaissable, et louable dans une certaine mesure, le cinéaste creuse tout de même son propre sillon dans la matière qui confond fantômes et fantasmes du cinéma. Ce sont les mouvements impromptus, aléatoires, de la matière du monde qui pourtant enchante les plans. Comme ce carton qui tombe et provoque le réveil d’un ouvrier dans une maison en chantier. L’œuvre, telle un geste expérimental, met toujours en scène sa propre gestation comme une maxime bazinienne. Elle enregistre le réel du chantier de sa construction sans que jamais la ligne claire d’un produit ne nous guide. Ce qui est passionnant et juste est qu’à chaque plan, nous sommes appelés à être attentifs aux aléas, non pas d’une narration, mais du réel, vu comme un constant évènement dont la tache virtuose d’un tel cinéaste serait de capter les moindres remous, qui seraient les derniers échos des grands évènements de l’Histoire, ici la guerre. Ce n’est que parce qu’il porte une attention minutieuse aux soubresauts du réel, de ses textures, de sa matière, de ses sensations sur les corps rendus sujets sensibles d’un érotisme suintant la chaleur, que le cinéaste peut glisser habilement dans un monde psychique.

Ainsi, il dresse une sorte de carte, de topographie de la psyché d’un pays pour faire remonter les souvenirs refoulés par les passions inavouées, qu’elles soient politico-guerrières ou erotico-économiques. Mais ce jeu de catabase en tant que spéléologie de l’imaginaire d’un territoire rappelle les dispositifs d’une cinéaste jumelle à Trương Minh Quý, la Thaïlandaise Anocha Suwichakornpong. On retrouve les squelettes d’une histoire qui a les propriétés d’une cicatrice sur la peau du corps social dont l’âme partagée est mélancolique d’un rêve commun, d’un idéal sans propriétaire qui hante de ne jamais se réaliser. Qui condamne les populations de deux pays dans un entre-deux, un interstice où va se loger voire se cacher l’ensemble du spectre des émotions jamais exprimées. C’est dans cet interstice que se trouve le cinéma de Trương Minh Quý, et brille par le bruit du monde mais aussi par le silence des corps. La dernière matière à laquelle s’intéresse le cinéaste, c’est celle qui va directement flirter avec les sens du spectateur, celle de l’image.

Comme pour la cinéaste derrière By The Time it Gets Dark ou Krabi, 2562, la pellicule est l’incarnation même d’une psyché partagée qui rend justice aux micro-évènements de la captation à travers la fragilité de la lumière. Le caractère organique de la pellicule donne une emphase, comme une peau aux désirs flottants qui émane des images. La plasticité inhérente au 16mm couplée au montage aqueux nous plonge dans les tréfonds des mines historiques où se terrent les matériaux bruts de la souffrance qui n’ont pas encore été manufacturés. On creuse parfois à n’en plus pouvoir, jusqu’à ce que tout remonte à la surface comme une reflux inarrêtable, dans l’intestin voire l’estomac – le 2e cerveau -, puis il faut laver son regard, vomir. On étouffe dans les désirs souterrains où les cavités peuvent se confondre aux étendues cosmiques qui forment un horizon poreux, tragique, quand l’amour et la mort sont indissociables. Et l’océan est en réalité celui des larmes de rêves qui partent à la dérive. Ce serait le portrait d’une nation, d’un couple inavoué où les idéaux trahissent la finitude des corps.

Kephren Montoute

Viêt and Nam de Trương Minh Quý. Vietnam. 2024. En salles le 25/09/2024

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