VIDEO – Dernier caprice d’Ozu Yasujiro

Posté le 10 mai 2024 par

Aux cotés des films inédits d’Ozu Yasujiro proposés dans le coffret édité par Carlotta Films, l’avant-dernier long-métrage du réalisateur, Dernier caprice, est également disponible. Un film étonnant et complexe, dans lequel les relations entre différentes générations sous un même toit n’ont jamais été aussi cruelles que tendres.

Lorsque Ozu Yasujiro tourne Dernier caprice, le réalisateur arrive presque au bout de sa carrière. Son long-métrage est l’avant-dernier de son impressionnante filmographie, commencée officiellement en 1927 et qui se conclura en 1962 avec Le Goût du saké. Une œuvre composée de près de 54 films, et presque autant de variations sur le thème de la famille à travers les époques et les évènements historiques qu’a connu le Japon, avec notamment la Seconde Guerre mondiale qui aura eu un impact thématique sur son écriture. Il n’en oublie pas pour autant de garder un regard critique et acerbe sur l’évolution de la société nippone, et sous des airs bienveillants et humanistes, n’hésite pas à critiquer le côté désuet de certaines traditions patriarcales à l’excès, ou bien encore de la difficile émancipation de la femme dans la société d’après-guerre. Dans Dernier caprice, Ozu réunit tous ces thèmes pour en faire un drame dont les hommes ne sortent pas grandis, face à des femmes dont il n’aura jamais autant montré la force de caractère.

Le temps d’un film, Ozu Yasujiro délaisse la traditionnelle Kyoto et la bouillonnante Tokyo pour Osaka, à mi-chemin, aussi géographiquement que culturellement, entre ces deux villes. Dans cette ville qui se modernise plus vite que jamais, nous faisons la connaissance de la famille Kohayagawa. Le patriarche, Manbei, est le patron d’une brasserie sur le déclin. A ses côtés, trois de ses filles. La plus âgée et veuve, Akiko, s’occupe de son fils et gère une galerie de peinture. La deuxième, Fumiko, a épousé Yosuke qui tente de garder la tête de la brasserie hors de l’eau. Enfin la plus jeune, Noriko, aussi libre que rebelle, tient à sa liberté et rejette tous les prétendants qu’on lui présente. L’ambiance de la famille n’est pas au beau fixe, car pendant que Yosuke tente lourdement de remarier Akiko avec un de ses amis, Manbei s’offre des excursions à Kyoto pour rendre visite à son ex-amante, sous le regard peu compréhensif de Noriko.

On l’aura très vite compris, Ozu Yasujiro va dresser un portrait fracturé d’une famille traditionnelle dans une société moderne, et surtout n’épargnera pas les personnages masculins de son récit, aussi lâches que fondamentalement faibles. Le ton nous est d’ailleurs donné dès la première scène du film. Dans cette séquence, Yosuke est avec un ami dans un bar et tente de manière assez malhonnête d’arranger un rendez-vous entre celui-ci et Akiko, qui doit les rejoindre. La scène est à la fois pathétique et ridicule. Pathétique car les deux hommes se comportent comme les pires individus aux stratagèmes douteux pour confirmer que Akiko est au goût du prétendant, et ridicule car Akiko est interprétée par l’incontournable Hara Setsuko, ici magnifiée par Ozu, dont la classe et la prestance à l’écran écrasent complètement les deux hommes filmés comme deux adolescents fiers de leur plan honteux. Le film ne va pour ainsi dire jamais dévier de cette voie, et ce n’est pas le personnage du père qui relève le niveau, homme fatigué qui s’en va retrouver son ex amoureuse en ne prenant jamais en considération les impressions et ressentis de ses filles. Pire encore, il est précisé au détour d’une confrontation entre Noriko et Manbei que celui-ci voyait déjà cette femme alors que sa femme était encore vivante.

Dans ce film, les hommes ont clairement mis au placard les traditions désuètes telles que le mariage arrangé, mais les ont remplacées par d’autres attitudes moralement douteuses et tout aussi peu regardantes sur le respect des femmes. Par le passé, Ozu avait déjà montré des hommes dont le comportement pouvait s’avérer moralement problématique, mais ils arrivaient en fin de compte à réaliser leurs erreurs et accepter de changer leur mode de pensée. Ici, les personnages masculins sont irrécupérables et n’apprenant jamais de leurs échecs et avertissements. La deuxième tentative de rendez-vous de l’ami de Yosuke avec Akiko se solde par un échec et Manbei paiera le prix fort pour avoir tenté d’aller retrouver son amante malgré un avertissement sous forme d’infarctus. A ce sujet, Ozu apporte le meilleur des arguments : les seuls personnages doués de raison et de sagesse, ce sont les femmes de son récit.

Chacun des trois personnages féminins apporte un trait de caractère pour constituer une sorte d’idéal de pensée pour Ozu. Akiko, la plus âgée, est porteuse de sagesse et de résilience ; c’est vers elle que se tourne sa petite sœur lorsqu’il lui faut prendre la plus difficile des décisions. Fumiko symbolise la force tranquille et travailleuse, soutien indéfectible à la sororité Kohayagawa, tandis que la plus jeune Noriko porte en elle toute la fougue, l’énergie, et parfois la maladresse de la nouvelle génération, mais dont l’honnêteté et le respect s’accordent mal avec les travers de ses aînés. C’est d’ailleurs elle qui décide de confronter son père lorsqu’elle découvre ses excursions coupables à Kyoto. Dernier caprice est le film d’Ozu qui ose montrer les échanges verbaux les plus violents de sa filmographie, les deux partis n’hésitant même plus à s’insulter pour se faire comprendre.

Si Dernier caprice est baigné dans une photographie lumineuse, c’est aussi l’un des films d’Ozu les plus sombres et pessimistes. Ce n’est pas pour rien qu’en version originale, le film se nomme « l’automne de la famille Kohayagawa« , tant il plane sur le récit une atmosphère de fin d’ensoleillement moral, en quelque sorte, avant la tristesse de l’hiver. Le récit se conclut de manière dramatique, avec une séquence aux allures d’oraison funèbre, au cours de laquelle la famille Kohayagawa se rend au crématorium sous le regard distant et détaché d’un paysan interprété par  Ryu Chishu, acteur emblématique d’Ozu. Pour autant, au drame et à la noirceur, le réalisateur préfèrera l’optimisme et le regard tourné avec sagesse vers l’avenir, au détour d’une scène entre Noriko et Akiko après la cérémonie, au cours de laquelle l’aînée encourage sa petite sœur à suivre sa voie et son cœur, sans pour autant tourner le dos à sa famille. L’optimisme, la sagesse et la bienveillance du maître Ozu réunis en une scène parfaite.

Romain Leclercq.

Dernier caprice d’Ozu Yasujiro. Japon. 1961. Disponible dans le coffret « 6 films rares ou inédits » d’Ozu Yasujiro chez Carlotta Films le 19/03/2024.

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