VIDEO – Nazar de Mani Kaul

Posté le 9 novembre 2023 par

Après une rétrospective remarquée en janvier 2023, ED Distribution propose de découvrir ou redécouvrir l’œuvre majeure du réalisateur indien Mani Kaul grâce à un coffret DVD inédit rassemblant les quatre films sortis en salles en début d’année dont Nazar (Le Regard, 1991), clin d’œil appuyé et esthétique aux modèles russes et français du cinéaste.

Dès les premières minutes du long-métrage, un grand rideau diaphane flotte devant un homme d’une quarantaine d’années au visage fermé. Son esprit, hébété, tente de comprendre pourquoi sa très jeune femme vient de mettre fin à ses jours en sautant par la fenêtre de leur immeuble. Comme le rideau d’un blanc fantomatique qui s’agite devant lui, le regard vide et inaccessible de son épouse semble déterminé à le hanter. Commence alors une immersion lancinante au cœur des souvenirs de leur relation complexe.

Nazar (Le Regard, 1991) est l’adaptation d’une nouvelle de DostoïevskiLa Douce (1876). L’œuvre avait déjà été transposée sur grand écran par Robert Bresson, maître de Mani Kaul et influence majeure du nouveau cinéma indien dans les années 1960-1970. Sous le titre La Femme douce, le film était sorti en 1969 : Kaul en reprend l’austérité et la fugacité, mais choisit de s’entourer d’acteurs confirmés, contrairement à Bresson. On y retrouve ainsi l’acteur Shekhar Kapur, plus connu pour être un des grands réalisateurs de la décennie 1980 à Bollywood, et Surekha Sikir, une des actrices les plus récompensées du cinéma indien. Face à ces deux comédiens expérimentés, la seule amateure qu’impose Kaul est sa propre fille, Shambhavi Kaul, qui tient le rôle principal.

La caméra du réalisateur est très rapprochée, parfois presque étouffante. Mani Kaul joue sur les mouvements de la femme et de l’homme, dont la séduction s’opère comme une chorégraphie par des regards et des corps débordant d’une lourde sensualité. Il insiste dès les premiers instants sur la différence d’âge perturbante des deux protagonistes et interroge notre propre regard sur cette relation déséquilibrée tant financièrement qu’affectivement.

La lumière, sombre, mouvante et aux tons bleutés, suit l’allure encore enfantine de la jeune femme de 17 ans et ses gestes balancés, à l’image d’une petite barque farouche, secouée doucement par les flots. Peu à peu, la frêle silhouette perd néanmoins de sa fougue et sombre dans une apathie maladive et immobile. Orpheline de ses deux parents, ne vivant qu’avec une tante qui accepte d’aller vivre avec elle chez cet homme en échange d’un peu d’argent, la jeune femme s’aperçoit qu’elle est condamnée avant même d’avoir pu vivre sa jeunesse.

Prisonnière d’une cage argentée construite par son mari possessif, pourtant persuadé de l’avoir sauvé d’une existence de misère, elle erre chaque jour en quête de liberté. Mais comme les plantes vertes recroquevillées dans l’appartement, elle ne peut s’élever, et comme les poissons tournant inlassablement en rond dans leur bocal exigu, elle est piégée. Mani Kaul filme longuement ces objets qui l’entourent et l’incarnent, ainsi que la vue des fenêtres donnant sur une mer et une ville fébrile qui lui resteront inaccessibles.

Fidèle à ses thématiques, le réalisateur nous offre une fois encore une réflexion sur les conséquences de l’amour que les hommes imposent égoïstement aux femmes. Alors qu’il filme le douloureux dépérissement du corps et de l’âme de l’épouse adolescente, Kaul juge son personnage masculin, observateur impuissant et inconscient de ses responsabilités dans la détresse de celle qu’il aime. Peu fiable, le narrateur entasse ses souvenirs dans un discours parfois décousu pour tenter de justifier son désir, auquel s’oppose un regard féminin se creusant d’indifférence.

Considérablement diffusé dans les festivals internationaux, dont le Festival des 3 Continents de Nantes, Nazar marque l’apogée critique de Mani Kaul, dont l’ambition et l’audace artistique ont à jamais changé le visage du cinéma indien.

Bonus 

Entretien entre le cinéaste Nicolas Saada et Piyush Shah, chef opérateur sur quatre films de Mani Kaul dont Nazar (30mn) : Piyush Shah rencontre Mani Kaul au Film and Television Institute of India de Pune, où il est alors élève, et le réalisateur, enseignant ponctuel. Nous sommes dans les années 1980, et Mani Kaul est alors réputé pour être un réalisateur d’avant-garde important, même si ses films rapportent peu. Piyush Shah est marqué par des œuvres comme Uski Roti (1969) ou Duvidha (1973), et il découvre un homme fascinant, à la créativité et à l’imagination sans bornes. « Ses premiers films étaient très austères et minimalistes, explique-t-il. Il n’avait pas beaucoup de connaissances techniques, mais il avait un sens du plan, un sens du cadre. Cela donnait un nouveau souffle au cinéma ».

Quand Mani Kaul voit le film étudiant sur lequel a travaillé Piyush Shah, la vie de ce dernier bascule : le réalisateur l’engage immédiatement comme chef opérateur. Les deux hommes se comprennent, et leur collaboration s’étalera sur près de dix ans : « il m’a libéré, avoue Piyush Shah. Quand on a fait un film avec Mani, on peut tout faire. Il travaillait sur un projet jusqu’à son dernier souffle, tout en respectant le regard des autres ».

Pour Nazar, premier long-métrage qu’ils exécutent ensemble, la préproduction dure six mois. Kaul discute sans relâche avec son équipe pour se sentir à la hauteur de l’adaptation de Bresson et créer une œuvre unique. Quand le tournage débute, le réalisateur décide de laisser son chef opérateur organiser seul la lumière, fatigué de devoir donner des indications ; à partir des choix faits par Shah, il construisait alors une mise en scène particulière. « Mani Kaul ne refaisait jamais exactement un plan tel quel, même quand il y avait un problème technique, souligne Piyush Shah. Il fallait que les plans suivent leur cours, qu’une mécanique naturelle les dirigent. Et c’était la même chose avec les acteurs : il leur donnait les répliques à la dernière minute, en leur interdisant souvent de répéter, pour que tout soit plus naturel et spontané. »

Audrey Dugast

Nazar de Mani Kaul. 1991. Inde. Disponible en DVD chez ED Distribution le 17/10/2023

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