VIDEO – Alana, déesse de justice d’Upi Avianto : Fire when ready

Posté le 28 septembre 2023 par

Second opus du Jagat Sinema Bumilangit (univers cinématographique de Bumilangit), Sri Asih ou Alana, déesse de justice succède à Gundala (ou Red Storm) en 2019. L’Indonésie tente de combattre l’écrasante présence des productions US de super-héros sur ses écrans. Les cinéastes, autour de la figure centrale de Joko Anwar, combattent donc le feu par le feu. C’est en DVD et Blu-Ray chez Program Store.

Une femme qui a grandi en essayant de trouver son identité qui milieu de l’injustice qui l’entoure, en tant que réincarcération de la déesse Asih, Sri Asih tente de rétablir l’équilibre et l’ordre dans la société.

C’est dans une éruption volcanique que nait l’héroïne, Alana, dans une séquence qui va contenir l’ensemble de l’esthétique de l’œuvre, aussi bien ses réussites que ses limites. Dans cette séquence, les géniteurs d’Alana font face au volcan comme dans une sorte de film de vacances avant que dans un jeu de valeur de plans et de montage, on ne nous dévoile le volcan comme le ventre de la mère enceinte dans un rapport de liaison et de conflit. Puis, ils doivent fuir l’éruption qui déclenche l’accouchement de la mère qui, comme il est assez convenu dans les mythologies, est lié au mouvement des cycles du vivant. Par une coupure qui ramène la logique de case comics, les cendres du volcan nous propulsent dans un espace autre, un lieu presque abstrait bercé d’une lumière rougeâtre, ou une vieille dame va sauver la femme en train de donner la vie. Ce qui a lié ces deux espace-temps, c’est l’élément absent et qui est pourtant omniprésent comme suture souterraine des évènements de la vie de notre héroïne dès le premier plan du film : le feu. Il a permis de lier le volcan et la naissance, donc l’ensemble du vivant et l’humanité. Mais dans notre cas, il s’agit du réel prosaïque indonésien contemporain et son héritage mythologique protéiforme que cet univers cinématographique parvient à mettre en mouvement. C’est d’ailleurs dans cet entre-deux que l’œuvre peine à déployer son plein potentiel esthétique. La cinéaste Upi Avianto conjugue une esthétique plus réaliste pour les affrontements (sauf le combat final), mais tente des compositions qui lorgnent vers le comic book pour les scènes de drames ou de dialogues, voire pour la direction d’acteurs, parfois avec un jeu exacerbé. Cette étrange ambition aurait pu accoucher par un traitement plus radical, de la lumière (feu), d’une œuvre assez singulière. Mais elle ne se matérialise que par la présence récurrente de néons au second plan ou par des choix de décors. Si ces deux éléments enrichissent les compositions, ils ne sont pas assez accentués par les mouvements des caméra pour nous les faire ressentir. On les comprend mais ils ne nous touchent pas. L’œuvre ne s’effondre pas cependant, car l’action qui est l’un des points forts du cinéma indonésien en tant qu’industrie depuis une décennie, nous plonge dans la matière des corps et rompt avec l’esthétique comic book. Les chorégraphies et les combats arrivent même parfois à faire s’accorder les ambitions plastiques de l’œuvre et son aspect mythologique, surtout dans le dernier tiers, un peu avant : la séquence d’explosion puis d’affrontement dans l’hôpital. Car il ne s’agit pas de créer des héros indonésiens, il s’agit de ramener à la vie des figures qui existent dans la culture populaire indonésienne depuis les années 50, où le pays a connu une vague de comics sur des superhéros locaux.

Sorte de matrice de l’imaginaire contemporain pour la jeunesse indonésienne de l’époque, Joko Anwar avait pour projet de transposer ces figures au cinéma pour lutter contre l’impérialisme américain dont il est parfaitement conscient, puisqu’il est lui-même l’un des cinéastes qui fait des cartons en Asie avec ses remake de Satan’s Slaves. Le retour est aussi dans la mythologie propre au cinéma local, Sri Asih ayant déjà été adapté au cinéma dans les années 50. Dans Gundala, le premier opus, cela se traduisait par le fait que le cinéaste qui est lui-même une figure centrale du cinéma indonésien depuis une vingtaine d’années, comparable à Bong Joon-ho en Corée du Sud, inscrivait cette première œuvre dans un réel social propre à l’archipel. Si cette dimension sociale est toujours présente, elle n’est plus le moteur des évènements qui s’enchaînent à l’écran. Comme nous le montre la première séquence, c’est désormais de mythologie et donc d’abstraction sur la complexité du réel à un niveau métaphysique. Les forces des éléments du vivant s’affrontent désormais dans un ballet cosmique où l’on doit surmonter la vengeance par la justice qui ne peut venir que d’une force supérieure. Sri Asih ou Alana est en réalité la première héroïne, et la première figure héroïque de l’histoire du comic book indonésien. Difficile de ne pas voir dans ce retrait des enjeux sociaux pour des enjeux « cosmiques », la volonté de créer un roman national qui taclerait la propagande militaire de Marvel en offrant aux jeunes Indonésiens un retour des héros locaux à travers une culture locale qui était elle aussi mise au second plan. Car dans les deux langages esthétiques qui parcourent l’œuvre, il y a aussi deux langues, et deux cultures qui tentent de cohabiter, celle de l’islam (l’Indonésie est le premier pays musulman au monde) et les cultures javanaises qui précèdent cette première sur les différentes îles, mais qui étaient surtout beaucoup plus présentes avant la colonisation néerlandaise.

C’est aussi – car elle est dans cette zone interlope que l’œuvre ne peut s’appuyer sur une singularité qui justifierait la radicalité formelle, ou du moins elle ne fait pas de la situation indonésienne le terreau de son geste cinématographique. Même dans les dialogues, c’est l’histoire de l’Indonésie qui nous est contée en filigrane quand, durant la scène de révélation des divinités, des avatars de dieux javanais mauvais sont désignés par des appellations arabes comme « sheitan » ou « iblis ». Elles ne tentent pas de former un tout, mais un consensus, un récit commun. Après tout, l’archipel est composé de plus de 900 îles habitées et de plus de 10 000 îles. Si une œuvre doit incarner cet imaginaire mythologique dans une forme contemporaine ou comme un roman national populaire, difficile de trancher à tous les niveaux. C’est un peu le brouillard constant dans lequel semble plonger Sri Asih depuis l’éruption volcanique. Les formes les plus belles sont comme le feu en mouvement, pour le reste, il y a la curiosité de voir une entreprise d’une telle ampleur se matérialiser sous nos yeux non sans défauts. L’œuvre a la faiblesse inverse de Gundala qui échouait son climax, mais réussissait sa description des bas-fonds de Jakarta. Si Upi Avianto et Joko Anwar ne tranchent pas, c’est aussi car il y a déjà une alternative. Satri Dewa Studio, avec Gatotkaca construit aussi un univers héroïque indonésien au cinéma en parallèle. Au lieu de revenir aux mythologies javanaises, eux ont choisi de réincarner des figures hindoues. Il se peut que la réussite de ce cinéma populaire indonésien se joue justement dans son coté polymorphe, s’il peut sembler être une tare au sein d’une même œuvre par manque d’audace ou de budgets, il pourrait nous offrir un kaléidoscope riche de visions multiples de ces figures que les Américains ont essoré. Et la singularité d’un pays qui a fait du corps à travers les chorégraphies et l’attention remarquable portée aux combats, la pierre angulaire de son cinéma populaire, rend la matière des œuvres indonésiennes beaucoup plus intéressantes à regarder que les faux exploits des difformités numériques que l’on nous impose en masse. Le feu d’Alana et de cet univers a une brillance hypnotique. Si ce deuxième film continue de fasciner malgré tout, il ne faudrait pas se brûler les ailes. Virgo, le troisième opus, est sorti en mars dernier en Indonésie.

Kephren Montoute

Alana, déesse de ma justice d’Upi Avianto. Indonésie. 2022. Disponible en DVD et Blu-ray chez Program Store le 06/09/2023.

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