Juste sous vos Yeux : 1er échange – Two Sang-soo

Posté le 6 juillet 2023 par

Juste sous vos yeux  : un dialogue entre Eunkyung Shin et Stephen Sarrazin (lire l’avant-propos) ici autour de deux films : La Femme qui s’est enfuie (2020) de Hong Sang-soo et The Housemaid (2010) de Im Sang-soo.

Stephen Sarrazin : Notre concept pour ces échanges consiste à nous arrêter sur une ou deux idées que nous trouvons intéressantes, à partir de deux films qui ont des thèmes, des enjeux semblables. J’ai choisi les deux premiers : La Femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo et The Housemaid de Im Sang-soo.

e_k2 : Je me demande pourquoi vous avez choisi ces films.

St : Deux idées me sont venues. Tout d’abord l’utilisation de l’espace comme instrument politique : dans le film de Hong, on reste dans le lieu du même, une classe moyenne confortable. Dans le film de Im, on passe de la classe ouvrière à la grande richesse. La seconde tenait au rôle des personnages masculins ; chez Hong, les trois hommes apparaissent brièvement et sont des personnages bavards et ennuyeux. Dans le film de Im, le personnage de Lee Jung-jae représente la réussite, la richesse, la sexualité… et qui sait jouer du silence.

L’espace dans La Femme qui s’est enfuie semble plat, sur « un seul étage », alors que dans Housemaid, il y a des escaliers, des balcons, des pièces secrètes et des placards, des niveaux.

e_k2 : Qu’est-ce que cela signifie, à votre avis ? Je veux dire, que signifient pour vous les différences entre les deux films en termes d’espace et de personnages masculins ?

St : Le film de Hong est très théâtral, comme si on pouvait facilement en imaginer une version sur scène. Il y a une idée de « similitude », dans chacune des maisons des amies qu’elle visite, et chacune d’elle a un problème, un voisin/petit ami accablant, etc. Les films de Hong sont célèbres pour leurs scènes de déambulations, mais ici elles semblent encore plus horizontales, et le public passe d’une vignette, d’un décor, à l’autre. Hong semble accentuer un sentiment de frustration à chaque apparition d’un personnage masculin. Chaque appartement auquel elle se rend est facile d’accès, pourtant le personnage de Kim Min-hee semble piégé dans un cycle qui se répète, ce qui rend la fuite difficile.

Dans le cas de Im, la maison a des étages et des niveaux, des quartiers pour les domestiques, un bureau et une salle de musique. Il y a de la verticalité, ce qui permet l’acte final de la femme de chambre. Cela permet aussi au personnage masculin de se déplacer de haut en bas à l’intérieur de la maison, et de se rendre, inévitablement, dans la chambre de la femme de chambre.

Qu’avez-vous remarqué en voyant ces films ? Que pensez-vous des  parcours ?

e_k2 : Tout d’abord, j’ai trouvé que c’était une combinaison assez intéressante de choisir ces deux réalisateurs. En Corée, on reproche souvent aux films de Hong d’être apolitiques et de garder ses distances à l’égard de l’histoire moderne du pays, en mettant plutôt l’accent sur le quotidien. Les films de Im, en revanche, sont perçus comme très investis socialement, depuis son premier film, Girls Night Out en 1998, qui porte également sur trois femmes.

Et le titre « Two Sang-soo » m’est venu à l’esprit en raison de la prononciation identique de leurs prénoms, puis je pensais surtout à la façon dont ils représentent les femmes et traitent les questions politiques/sociales.

Pour ce qui est de la représentation des hommes, tous les hommes dans le films de Hong ne montrent pratiquement pas leur visage, seulement leur dos. Même Darcy Paquet (1), qui apparaît comme un spectateur dans une petite salle de cinéma, a le dos tourné. Cela manque un peu de naturel tout en étant porteur de sens, en voulant nous signifier quelque chose. Je pense que les femmes dans le film de Hong sont les sujets qui parlent. D’autre part, elles sont là chez Im en tant que portraits de figures de classes, de types sociaux.

Permettez-moi de rappeler la scène d’ouverture du film de Im. La caméra livre des images de femmes, des femmes d’âge moyen qui travaillent pour servir de la nourriture, qui font la vaisselle, puis on passe aux générations plus jeunes qui s’amusent au karaoké, qui mangent de bons plats, et qui voient quelqu’un, une femme, mourir soudainement.

St : Oui, j’avais oublié cette séquence de montage du travail physique, qui culmine, comme vous le soulignez, avec les filles lors de leurs sorties nocturnes, témoins d’un suicide. Je pensais que de nombreux films coréens présentés dans les festivals européens, et ceux qui sont distribués, sont souvent en colère, ils ont pour thème la vengeance, la dénonciation, la mise en évidence de quelque chose qui ne va pas, et ce film l’annonce d’emblée. Néanmoins, les films de Hong suggèrent quelque chose de plus calme. Mais dans La Femme qui s’est enfuie, qui évoque un long travelling traversant le film, chaque fois qu’elle s’arrête quelque part, sa visite révèle un problème dans la vie de ses amies. Elle ne reste nulle part et nous ne savons pas quelles en seront les conséquences, à la manière des fins non résolues d’Antonioni. Dans Housemaid, qui ressemble davantage à un long plan de grue montant et descendant, ce qui se passe dans l’histoire, l’attirance, le désir, est plus courant et convenu, et Im nous montre que cette classe sociale est capable de « limiter les dégâts » à la fin du film. Mais les deux films traitent de la gestion des dégâts.

e_k2 : Je ne vois pas clairement où/ce que Kim Min-hee fuit. Qu’en pensez-vous ?

St : Au début, on a l’impression qu’elle fuit le vide de son premier jour sans son mari… et cela révèle un vide général dans sa vie. Elle doit ensuite comparer celle-ci à celle des autres. La structure du film se rapproche des contes pour enfants, tels que Boucle d’or et les 3 ours (une jeune fille entre dans la maison d’une famille d’ours et essaie leur nourriture, leurs lits), et l’histoire du loup et des 3 petits cochons, dans lequel le loup essaie de détruire la maison de chaque cochon, jusqu’à ce qu’il arrive à la maison en briques.

e_k2 : hum, c’est intéressant,  cette remarque sur la structure.

St : Dans le film de Im, datant de 2010, la jeune femme semble venir de la classe ouvrière et se retrouve dans une maison de riches, avec une femme enceinte et un beau mari. Le portrait de la différence de classe était très net, et Jeon Do-yeon  remportait le prix de la meilleure actrice à Cannes.

Comment décririez-vous la politique de Hong dans La Femme qui s’est enfuie ? Que dit Hong sur les femmes coréennes contemporaines, le mariage, le célibat… ? Y a-t-il de la frustration partout ?

Et voici une question un peu bête : les deux films parlent-ils de Séoul ?

e_k2 : Je pense qu’il n’est pas facile de répondre à votre première question. Pour bien y réfléchir, il faut voir plusieurs films de Hong. Mais j’ai l’impression que ses films ne sont pas destinés aux femmes, mais plutôt aux hommes.

Mais parlez-vous de ses films ? Ou de lui-même ? Je pense qu’il démontre son point de vue sur le mariage à travers ses propres liens avec Kim Min-hee.

Pour ce qui est du lieu, je ne suis pas sûr, mais le film de Hong, oui, il se déroule à Séoul, tandis que celui de Im ressemble à un décor. Mais la scène du début rappelle des rues de Séoul ou celles d’une province comme Busan.

St : Im est-il plus important et plus apprécié que Hong en Corée ?

e_k2 : Je ne pense pas. Les deux réalisateurs, qui sont de la même génération, occupent une place importante dans le cinéma coréen, bien qu’ils aient des approches différentes. J’ai été agréablement surprise par le film de Hong cette fois-ci, car il aborde des questions sociales dominantes dans la société coréenne à travers sa narration. Un exemple est la représentation du problème animalier en milieu urbain, ici l’alimentation des chats errants vivant dans les rues. La femme que l’on appelle en Corée la « mère des chats » fait preuve d’un talent exceptionnel pour griller la viande, ce qui ajoute une touche d’humour et de satire au récit.

J’ai également remarqué une façon particulière d’élaborer les dialogues. Il s’agit d’abord d’acquiescer à tout ce que dit l’autre personne, puis de répéter ses paroles presque mot pour mot. On remarque cette caractéristique : le fait que tous les personnages ne refusent pas d’écouter, ou ne rejettent pas les paroles ou les pensées de l’autre.

Mais revenons au film de Im. Je pense que la dernière scène ne fonctionne pas. La maison se territorialise avec la mort de Jeon Do-yeon, qui y laisse sa marque. La mort est utilisée en dernier recours pour réclamer quelque chose, mais il ne semble pas qu’elle ait réussi à se venger. Je suis tentée de présenter les choses de la manière suivante, en utilisant l’une de mes répliques préférées de Sailor Suit and Machine Gun (1981) de Somai Shinji : « Non, tu ne peux pas mourir. C’est une mauvaise habitude de mourir rapidement pour résoudre les problèmes. S’il vous plaît, arrangez ça.« 

Quoi qu’il en soit, cet échec peut être comparé à celui de la représentation de la classe ouvrière, de la pauvreté et des femmes dans le film de Bong Joon-ho. Il soulève également la question plus générale de l’éthique de la représentation. Il est intéressant de noter que Im et Bong sont tous deux des anciens élèves de la même université et qu’ils ont poursuivi des études de sociologie. Et au fait, je suis curieuse de savoir pourquoi les films de Hong sont si populaires en France.

St : Je suis d’accord, la dernière scène me semble fausse, artificielle et paresseuse, et tellement patriarcale. Nous devrons parler de Bong Joon-ho la prochaine fois ! Son film coréen préféré est la version originale de The Housemaid, de Kim Ki-young. Quant à savoir pourquoi les films de Hong sont populaires en France, en tout cas sur le plan critique, je pourrais avancer deux raisons générationnelles. La première est liée à une fascination apparue dans les années 70, pour le travail de cinéastes allant de R.W. Fassbinder à Raoul Ruiz en passant par Manoel de Oliveira, toujours capables de passer rapidement d’un projet à l’autre, de tourner au moins un film par an, produisant une œuvre qui ne s’arrêterait qu’avec la mort de son auteur ; une fascination qui oscillait entre Balzac et Borges. Pour une génération plus récente, je dirais qu’il y a un désir d’exprimer, de forger, une nouvelle poétique pour un récit singulier de la Corée du Sud contemporaine, raconté par un réalisateur, Hong, qui s’entoure d’un groupe soudé d’interprètes et de membres de l’équipe, et qui tourna avec Isabelle Huppert et eut droit à deux rétrospectives à La Cinémathèque française.

Je voulais vous poser une dernière question avant notre prochain dialogue ; dix années séparent chacun de ces films. Pendant ce temps, Kim Min-hee est devenue « célèbre » en Europe, et Lee Jung-Jae est maintenant connu dans le monde entier après le succès de Squid Game, une série qui traitait également de la classe, de la pauvreté et de l’endettement. C’est un exemple d’acteur qui passe du cinéma à la série. Kim Min-hee apparaît-elle dans des séries dramatiques ?  Bae Doona est-elle un meilleur exemple ?

e_k2 : J’ai l’impression que Kim n’a pas joué dans beaucoup de séries télévisées. Bae serait peut-être en effet un meilleur exemple. Toutes deux devinrent d’abord célèbres en tant que mannequins, ce qui est déjà une chose qu’elles ont en commun.

St : Et leur singularité.

1-Darcy Paquet est un critique de cinéma spécialisé dans le cinéma coréen contemporain. Il a réalisé les sous-titres anglais de plusieurs films coréens, notamment ceux de Hong Sang-soo.

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