VIDEO – Un Jour avant la saison des pluies de Mani Kaul : de l’abîme du temps

Posté le 31 octobre 2023 par

Après une rétrospective remarquée en janvier 2023, ED Distribution propose de découvrir ou redécouvrir l’œuvre majeure du réalisateur indien Mani Kaul grâce à un coffret DVD inédit rassemblant les quatre films sortis en salles en début d’année et de nombreux bonus. Un Jour avant la saison des pluies (1971), hommage poétique et expérimental au théâtre et au lyrisme de l’Inde, en fait partie.

C’est de nouveau de l’attente dont il est question dans Un Jour avant la saison des pluies (1971). Deux ans après Uski Roti (1969), qui a marqué ses débuts, Mani Kaul remet en scène un personnage féminin tiraillé par ses sentiments et par son sens du devoir, face à un monde d’hommes qui la condamne à une vie de solitude et de sacrifice.

Il choisit pour cela d’adapter une pièce de théâtre écrite en 1958 par le dramaturge Mohan Rakesh, déjà à l’origine de la nouvelle qui avait inspiré Uski Roti. Considérée comme une des premières œuvres théâtrales contemporaines indiennes, Un Jour avant la saison des pluies avait déjà fait de Mohan Rakesh une des têtes de file de la Nouvelle Histoire, un mouvement littéraire qui a réinventé le langage et révolutionné la place de la femme dans le récit indien des années 1950-1960.

Un Jour avant la saison des pluies narre l’histoire d’amour contrariée entre le célèbre poète sanskrit Kalidasa (Arun Khopkar) et Mallika (Rekha Sabnis), une jeune femme modeste mais éduquée, qu’il abandonne après avoir été convoqué à la cour du roi, il y a près de 2000 ans. Persuadée que son départ est nécessaire pour son art et sa reconnaissance, Mallika s’isole avec sa mère dans leur petite maison en ruines. Elle attend, inlassablement, son retour.

Réalisé avec un très maigre budget, le long-métrage souffre parfois d’une photographie éprouvée par le temps et par les faibles moyens de l’équipe de tournage. Les plans, en noir et blanc, sont souvent saturés, mais l’attention de Mani Kaul se porte moins sur le rendu esthétique, qu’on pourrait attendre d’un film classique, que sur la mise en scène, d’inspiration à la fois théâtrale et bressonienne. Les acteurs principaux, amateurs, déclament plus qu’ils ne jouent, pour rendre au dialogue original toute sa puissance scénique et poétique. Le ton est monocorde, les visages presque inexpressifs, et Mani Kaul respecte une unité de lieu radicale en ne filmant que la demeure de Mallika. Cette règle ne sera que brièvement brisée dans les dernières minutes du film, avec le retour du poète Kalidasa, symbole pour la jeune femme d’une liberté et d’une nature inaccessible et sacrifiée. Comme dans Uski Roti, le regard féminin, résigné mais accusateur, dévisage et défie alors la caméra.

Dans l’œuvre de Mani Kaul en effet, la faiblesse vient d’abord des hommes, simples corps aux yeux fuyants et allégorie des travers humains : ainsi, contrairement à ce que nous laisse d’abord imaginer le réalisateur, le petit faon recueilli par Kalidasa, au début du film, n’est pas une incarnation de la tendre et farouche Mallika, mais un miroir tendu au poète sur sa propre nature fragile et juvénile.

De l’attente patiente d’un amour qui ne dit jamais vraiment son nom, Mani Kaul peint alors le regret et le sentiment d’une vie perdue. Magnifiés par la prose délicate de Mohan Rakesh, les deux protagonistes se livrent à un jeu de monologues se faisant cruellement échos dans les dernières minutes du long-métrage, impuissants face à un temps insensible et indomptable.

Comme Uski RotiUn Jour après la saison des pluies n’a pas bénéficié d’une sortie en salles et a seulement circulé dans les cercles cinéphiles. Trop artisanal, trop expérimental, l’art de Mani Kaul n’était de toute façon pas destiné aux grandes salles obscures mais aux initiés, à ceux qui attendaient du cinéma seulement un art, et non un divertissement. Ce n’est qu’avec Duvidha, en 1973, que le réalisateur connaîtra finalement un modeste premier succès public.

Bonus

Présentation de Mani Kaul par le cinéaste et critique Nicolas Saada : en 8 minutes, ce bonus tente de résumer comment Mani Kaul a bâti une œuvre si riche et en avance sur ton temps. Nicolas Saada a eu l’occasion de le rencontrer lors d’un premier voyage à Delhi dans les années 1980 : pour lui, le cinéma du réalisateur indien est à la fois « onirique et concret », témoignant d’un sens unique de l’espace et de la musique visuelle des choses. Mani Kaul construit des « films comme des mystères ».

Une analyse renforcée par plusieurs extraits d’interviews du cinéaste, qui explique la façon dont il envisage chaque plan : « le sens du temps au cinéma ne vient que lorsque le visuel est tué (…) Il ne faut couper une scène que quand le spectateur a eu le temps de complètement lire l’image, la composition. Ce n’est pas la narration qui doit diriger le film ». 

Audrey Dugast

Un Jour avant la saison des pluies de Mani Kaul. 1971. Inde. Disponible en DVD chez ED Distribution le 17/10/2023

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