LE FILM DE LA SEMAINE – Yamabuki de Yamasaki Juichiro : le fond de l’air est d’or

Posté le 2 août 2023 par

Yamasaki Juichiro, cinéaste et agriculteur, nous propose avec ce troisième long-métrage, une exploration des conditions de vie de différents personnages de la ville de Maniwa. Yamabuki se construit entre la peinture d’un paysage social et la mise en évidence de l’intrication, intime, de l’aliénation économique qui définit nos vies.

Yamabuki nous expose différentes situations qui ont d’abord pour point commun de se situer dans la petite ville de Maniwa. Cette unité spatiale va provoquer des croisements, des entrelacements, des trajectoires des différents personnages. Certains sont de la même famille, une lycéenne et son père policier, un travailleur coréen et sa femme japonaise. Mais ils sont tous liés dans l’œuvre par les tensions socio-économiques qui rythment leur quotidien. La lycéenne fait des manifestations politiques silencieuses à un croisement routier avec un groupe politique qui l’a adoptée. Son père est sur la trace de gangsters dont le braquage va mal tourner et l’argent finira dans les mains du travailleur coréen, victime d’un accident. Le père policier et la jeune lycéenne sont marqués par le deuil de la mère, mais surtout par le fait que la jeune femme est du côté du changement, du désordre, et son père de l’ordre, de la conservation. Petit à petit, Yamabuki dévoile que ces différents personnages sont connectés par une souffrance qui serait inhérente à la condition humaine, la perte, mais exacerbée par les conditions sociales de chacun. Pourtant, la caméra de Yamasaki Juichiro ne pose pas un regard misérabiliste ; il y a une sorte d’esthétique du factuel à l’œuvre. On nous montre des actions pour ce qu’elles sont, et ce qu’elles provoquent. Comme lorsque l’on apprend que l’éboulement est causé par la randonné du policier, ce qui provoque l’accident du travailleur coréen, et qu’un même mouvement, celui de la perte du sac d’argent des gangsters dans la montagne, provoque cette fois la fortune du travailleur coréen. Pourtant, les deux événements, comme par un jeu de substitution, ont les mêmes effets dans le quotidien du travailleur : ils le renvoient à sa condition de marginal dans la société japonaise, de précaire, mais surtout de solitaire. Le cinéaste parvient à rendre juste par ces jeux de répétitions, de symboles et cette distance formelle, le poids des déterminismes sociaux-économiques dans la vie des personnages.

Mais là où Yamabuki va plus loin qu’une chronique sociale maîtrisée, c’est dans la fleur à l’origine de son titre. Au gré d’une scène, on nous signale que la fleur, du moins son nom, était un substitut au mot qui signifie argent dans le langage courant local. L’œuvre elle-même épouse les propriétés de cette fleur singulière dont le symbole irrigue les différentes situations par sa présence réelle ou son absence symbolique. Les fleurs sont aussi celles des rapports entre les personnages, mais surtout dans la grammaire du cinéma nippon, celles qui par leur simple présence incarnent le changement, l’évolution voire la révolution comme cycle, le temps lui-même. On pense à ce plan, au ralenti, où la lycéenne avec son petit ami, croise son père avec son amante, une prostituée chinoise, dans une rue bordée de fleurs de cerisiers, alors qu’ils vont chacun dans une direction opposée sans même se reconnaître. Ce temps est pour nous, dans un effet de substitution dans la langue capitaliste, équivalent à de l’argent. Il y aurait donc ce double poids, comme un seul, qui pèse sur l’ensemble des corps de Yamabuki. Et Yamasaki Juichiro nous fait ressentir ce poids par son utilisation du 16mm. D’abord il provoque un effet d’anachronisme voire d’intemporalité, comme si la situation pouvait se dérouler aussi bien dans les années 70 qu’aujourd’hui car les situations dépeintes dans le premier tiers de l’œuvre ne semblent pas être le marqueur d’une époque précise, si ce n’est du Japon contemporain rural tel qu’il existe depuis les années 60. L’autre effet se joue dans la texture même de l’image, dans le traitement de la lumière et des couleurs. Le grain et la photographie parfois grisâtres, désaturés, semblent unifier l’ensemble des situations et des personnages dans une même texture, dans un même moment d’existence. Mais surtout, ils nous rappellent qu’ils sont soumis aux mêmes forces à différent degrés : les impératifs sociaux autant que leur propre finitude. Yamabuki se déploie comme une arborescence bressonienne ; chaque personnage suit le parcours de sa propre branche dans le même arbre. Mais cette dernière n’atteint jamais l’idéal de celui qui la parcourt, du moins pas en ses propres termes. La branche n’arrive jamais à l’absolu, à la paix, au ciel. Néanmoins, y poussent les fleurs des rêves désolés et des futurs fantasmés. Telles les fleurs de Maniwa, ces rêves se heurtent à l’impasse de la modernité capitaliste où il semblerait que plus rien ne pousse si ce n’est la frustration et la solitude ; à l’instar du travailleur coréen, qui dans son malheur matériel, satisfait d’une certaine manière un fantasme de jeunesse en s’occupant de chevaux. Pourtant, les éclats d’espoir restent visibles comme le jaune de la fleur singulière, dans les marges. La jeune lycéenne comprend le poids de sa vision du monde dans une séquence onirique où elle se substitue à sa mère journaliste décédée. Son engagement n’est pas une simple opinion comme lui fait comprendre son père, c’est l’ensemble de son rapport à l’existence. Elle décide de l’incarner, car comme la yamabuki, il se peut qu’elle indique le printemps dans les recoins où le soleil brille le moins.

Kephren Montoute

Yamabuki de Yamasaki Juichiro. Japon. 2022. En salles le 02/08/2023.

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