Cold Fish de Sono Sion (Kinotayo)

Posté le 2 décembre 2011 par

Après un Love Exposure décalé et foisonnant, et avant un Guilty of Romance à la noirceur envoûtante, Sono Sion poursuit sa « trilogie de la haine » avec Cold Fish,  film oscillant entre drame familial, humour noir et thriller qui tâche. Par Anel Dragic.

A True Gore Story

Pour sa « trilogie de la haine », Sono Sion part plus ou moins pour chaque film de faits réels, soit de faits divers, soit d’évènements qui lui sont arrivés. Love Exposure s’inspirait à la fois d’une histoire arrivée à l’un de ses amis mais également d’éléments autobiographiques. Cold Fish prend pour sa part racine dans une série de meurtres ayant eu lieu en 1993 (connue sous le nom de « meurtres en série des amateurs de chiens de Saitama ») au cours de laquelle un éleveur de chiens et son ex femme ont tués et démembrés quatre personnes. Un bon point de départ donc pour raconter une histoire sombre teintée de rouge. Le film est en effet produit sous la bannière Sushi Typhoon, que l’on ne présente plus, ce qui permet au réalisateur de s’adonner à quelques touches graphiques parfois grand-guignolesques, totalement en accord avec l’humour noir et décalé du film.

De quelle manière Sono Sion se réapproprie-t-il cette histoire ? Ici, il choisit de centrer son récit sur un père de famille quelconque. M. Shamoto (Fukikushi Mitsuru) est un homme brimé, impuissant, qui subit les humeurs de sa nouvelle femme, Taeko (Kagurazaka Megumi, la muse du réalisateur que l’on a hâte de retrouver dans Himizu), et les impertinences de son adolescente de fille, Mitsuko, issue d’un premier mariage. Shamoto est propriétaire d’une modeste boutique qui vend des poissons exotiques. Un jour, un évènement vient chambouler sa routine monotone. Alors que Mitsuko est prise la main dans le sac après avoir volé dans un supermarché, M. Murata (Denden, qui s’en donne à cœur joie dans le rôle), également propriétaire d’une boutique de vente de poissons, intervient et persuade le manager du supermarché de ne pas appeler la police. A partir de cet instant, Murata prend Shamoto sous son aile et tisse une amitié avec ce dernier qui se sent redevable. Alors que Murata semble n’être au premier abord qu’un vieil homme qui a réussi dans la vie, Shamoto se rend très vite compte que son « ami » est plus inquiétant qu’il ne le croit.

Sono Sion ne se contente pas de délivrer une boucherie. Si l’on ne connait pas l’histoire dont il s’inspire, on ne peut pas vraiment prévoir quelle direction prendra le film.  Progressivement, le réalisateur fait basculer son récit d’une comédie noire au thriller avant de sombrer dans le splatter. La mise en scène se montre par ailleurs très maitrisée, notamment au travers d’un montage qui sait trancher (pardonnez le jeu de mot) et d’effets stylistiques particulièrement efficaces (le minuteur à la fin du film qui rappelle la série 24). C’est donc à du Sono Sion vitaminé auquel on fait face, mais loin d’être superficielle, la mise en scène s’intègre parfaitement au récit et à la tonalité du film.

L’homme est un poisson pour l’homme

Dans Cold Fish, le monde selon Sono Sion est semblable à un aquarium. On y trouve des petits poissons, et des gros poissons. Shamoto n’est qu’un petit poisson à la boutique modeste, tandis que Murata est un gros poisson, beaucoup plus riche (son magasin est bien plus grand que celle de Shamoto) mais également plus imposant de par sa personnalité. Le film dépeint une société semblable à l’état sauvage où l’on trouve toujours un plus gros prédateur pour tenter de bouffer le précédent (il peut s’agir d’une bande de yakuzas ou l’un des associés de Murata). Pour survivre, le seul moyen pour Shamoto est de puiser dans la sauvagerie qui est enfouie au fond de chacun, et cela prends ici la forme (une fois n’est pas coutume chez le réalisateur) d’un discours sur la sexualité.

Les films de Sono Sion tournent clairement autour de problèmes sexuels. Après avoir étudié la sexualité des adolescents dans Love Exposure et avant celle de la femme dans Guilty of Romance, le metteur en scène s’intéresse ici à l’homme. Shamoto est le père d’une famille recomposée et il a bien du mal à gérer les humeurs de sa fille et de sa nouvelle femme. Sa modestie, et l’intériorisation de toute la frustration accumulée dans le film vont mener le personnage à exacerber sa masculinité au fur et à mesure qu’il fréquente Murata. Ce dernier est l’incarnation d’une masculinité sauvage. Denden campe avec brio un personnage énergique, increvable, envahissant et inquiétant au premier abord. L’acteur est également pour beaucoup dans la réussite humoristique décalée du film. Le personnage bouleverse le quotidien de la petite famille. Il entraine Shamoto dans son petit monde hystérique où se mêlent magouilles financières et « problèmes à régler ». Shamoto, très introverti, à beaucoup de mal à s’adapter aux méthodes de Murata. Ce dernier commence alors à se taper Taeko (notez que la « mère » de famille porte le même prénom que celle de Noriko’s Dinner Table, certainement l’un des films de Sono Sion abordant le plus frontalement le problème familial), qui montre pour une fois qu’il n’y a pas que les hommes qui sont des salauds dans l’univers du réalisateur.

Dans sa « trilogie de la haine », Sono Sion dépeint à chaque fois la sexualité comme une descente aux enfers qui mène les personnages à la folie. Plus le film avance et moins Shamoto parvient à se contenir, pour au final laisser le vase déborder. Aux côtés de Murata, le père de famille apprends à devenir un homme dans ce qu’il représente de pire : L’agressivité, la sauvagerie, le machisme. Mais paradoxalement, c’est là qu’il parvient aussi à asseoir son rôle de père, de mari et son statut d’homme. Il passe ainsi du rang de personnage renfermé à celui de connard. La fin du film, entre Shamoto et sa fille est d’une noirceur glaçante. Opposant homme et femme une fois de plus, Sono Sion montre une jeunesse en rupture totale avec son héritage génétique et culturel, qui donne un point de vue frappant sur le choc des générations au Japon. En ressort un certain nihilisme, le réalisateur de Suicide Club mettant sur le même plan l’homme dans l’univers (au travers de vision dans un planétarium) et les poissons dans leur aquarium, ramenant finalement les individus à leur condition définitive d’os et de poussière.

Verdict :

 

Enragé, violent et passionnant, Cold Fish est une critique cinglante de la famille et du malaise japonais, menée de main de maître par l’un des auteurs les plus intéressants de ces vingt dernières années. Le réalisateur se fait plaisir au détour de quelques excès gores (que certains pourraient estimer gratuits, mais c’est un choix, et il se montre déléctable), et fait preuve d’une parfaite maîtrise de son médium. Du coup, vivement Himizu ! Espérons également que certains distributeurs prennent le risque d’une sortie salle, et que des éditeurs étoffent de ses films les bacs DVD asiats trop noyés sous les invendus d’Oshima ou Yoshida…

Anel Dragic.

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