FORUM DES IMAGES – The Love Eterne de Li Han-hsiang

Posté le 18 avril 2024 par

Du 3 avril au 7 juillet 2024, le Forum des images accueille une rétrospective du cinéma de Hong Kong en 100 séances, composée d’œuvres de patrimoine et de films culte. On revient sur The Love Eterne de Li Han-hsiang, merveilleuse adaptation sous forme de film musical d’un conte traditionnel chinois qui inspirera plus tard le non moins somptueux The Lovers de Tsui Hark.

Zhu Ying-tai est une jeune femme qui désire aller à l’école pour garçons de Hangzhou. Elle se déguise en garçon pour y aller. Elle fait la rencontre d’un autre étudiant du nom de Liang Shan-bo. Ils deviennent tout de suite amis.

Avant l’avènement du wu xia pian et du film de kung fu à partir du milieu des années 60, les fresques historiques ainsi que les films musicaux adaptés d’opéras chinois constituent les succès commerciaux majeurs de la Shaw Brothers. Dans ce registre, le réalisateur Li Han-hsiang va s’avérer un véritable maître, s’assurant les faveurs du public et de la critique en permettant notamment une reconnaissance internationale avec The Enchanting Shadow (1960) et La Reine diabolique (1963) en compétition au Festival de Cannes, et La Concubine magnifique (1962) qui remportera la Grand Prix de la Commission Supérieure Technique à ce même festival de Cannes en 1962. Chacun de ces films s’inscrit dans une profonde tradition chinoise, induite par leurs dialogues en mandarin, et par le fait d’adapter des contes traditionnels ou de proposer une relecture romanesque de grandes figures historiques chinoises – l’histoire de l’impératrice chinoise Wu Zetian dans La Reine diabolique, celle de la vie de Yang Kwei-fei, concubine de de l’empereur Ming Huang dans La Concubine magnifique. L’impact culturel de ces œuvres sera immense, notamment sur un tout jeune Tsui Hark qui en offrira des relectures iconoclastes avec Histoires de fantômes chinois (1987) adaptant le même conte que The Enchanting Shadow, et The Lovers (1994) reprenant quant à lui la légende des amants papillons adaptée dans The Love Eterne.

Si Histoires de fantômes chinois (et par extension Green Snake (1993), adapté aussi d’un conte chinois et déjà adapté en 1962 par la Shaw Brothers avec Madam White Snake de Yueh Feng) est une véritable réinvention des thèmes et de la dynamique de The Enchanting Shadow, The Lovers s’inscrit davantage dans le sillage de son glorieux aîné même si grandement modernisé. Les amours tragiques des amants papillons sont datées du IXe siècle et connues de tous les Chinois, à travers de multiples adaptations dont notamment scéniques, parti-pris que va choisir la Shaw Brothers en produisant un film musical. Le tournage entièrement en studio assume ainsi une « artificialité » prolongeant volontairement ce passif scénique. Pratiquement tout le film déploie de longues séquences qui, dans le fond et la forme, sont représentatives d’actes d’opéra. Li Han-hsiang privilégie ainsi des plans d’ensemble évoquant autant une profonde inspiration picturale classique dans les compositions de plans, qu’un héritage théâtral volontaire par la manière d’installer les personnages dans le décor. La profondeur de champs y est absente et les protagonistes y déambule uniquement horizontalement.

Tout cela contribue à faire de l’univers du film un espace étriqué scellant le couple formé par Zhu Yingtai (Betty Loh Ti) et Liang Shanbo (Ivy Ling Po) à son destin funeste, mais aussi un cocon où pourront s’épanouir innocemment leurs amours. Cette différence est marquée par les séquences au sein de la demeure familiale de Zhu Yingtai, se déroulant essentiellement dans cet intérieur contraint. La rencontre avec Zhu Yingtai se fait au contraire en « extérieur », nouant leur amitié initiale à ciel ouvert en leur faisant effectuer ensemble le chemin vers l’école où ils suivront leurs études ensemble. L’espace clos de l’école revêt une ouverture plus prononcée vers l’extérieur (la fenêtre en fond de cadre durant les scènes de classe) et les pièces rattachées à une certaine intimité comme les chambres ne sont plus un lieu de fuite ou de bouderie envers le joug paternel, mais justement ce cocon des retrouvailles et confidences plus intimes pour le couple qui s’ignore. Il s’agit peut-être d’un respect historique de l’agencement de ce type de pièces, mais toujours est-il que la disposition de la chambre de Zhu Yingtai au sein de l’école est en partie proche de celle au sein de la demeure familiale, permettant au réalisateur d’en jouer selon un mimétisme inversé. Chez elle, Zhu Yingtai est isolée (la mère ne pénétrant pas dans la chambre durant la scène d’ouverture, et les servantes maintenant une certaine distance malgré la complicité avec leur maîtresse) en tant que femme soumise. Dans l’école, Liang Shanbo ignorant son sexe féminin, s’immisce au sein de cette chambre, parfois dans son lit, et dessine une promiscuité progressive dans différents moments de vie qui libère les émotions féminines de Zhu Yingtai paradoxalement grimée en homme.

Le doute et l’ambiguïté nourrissent les sentiments naissant durant ces moments intimes, qui amplifient l’émotion lorsque le « couple » fera le trajet inverse. Il ne manque que la révélation de l’identité de Zhu Yingtai pour expliciter le lien s’étant mué de l’amitié fraternelle à l’amour, à travers le dialogue et les multiples allusions infructueuses de Zhu Yingtai, et des éléments de décors soulignant l’atmosphère romantique. L’ultime et tragique interaction du couple se fera dans la maison de Zhu Yingtai et refermera tout le carcan des conventions sur eux en renouant avec le dispositif du début de film. En plus de ces éléments purement topographiques, la bascule se fait aussi par l’évolution de la photo de Tadashi Nishimoto, de plus en plus sombre et crépusculaire, rompant avec l’aspect bariolé et chatoyant initial.

Dans la grande tradition de l’opéra chinois, les deux rôles sont interprétés par des actrices, ce qui invite à une inévitable relecture queer du film. Cela se justifie par notre regard moderne, mais Li Han-hsiang compose un récit profondément naïf, dépourvu de l’espièglerie dont jouera plus explicitement Tsui Hark dans sa version (ou pour le coup un homme et une femme jouent leurs sexes respectifs). La poésie et la répétitivité envoutante des dialogues chantés assument une expressivité corporelle et dialoguée profondément démonstrative de la moindre émotion. L’ambivalence n’a pas sa place dans l’espace diégétique du film, mais est tout à fait possible a postériori de façon extradiégétique – Tsui Hark jouant sur les deux tableaux dans son remake. Ivy Ling Po, véritable star spécialisée dans les rôles masculins (et dont la carrière déclinera quand elle voudra revenir à des rôles féminins) oscille ainsi entre posture profondément masculine et vulnérabilité plus androgyne et insaisissable dès que les sentiments se révèlent. Betty Loh Ti est tout aussi brillante, tour à tour espiègle et revêche en jeune fille, retenue mais ardente en « homme », et enfin aimante et passionnée en devenant une femme amoureuse. La conclusion est un sommet de romantisme tragique dont la franche bascule dans le fantastique et l’onirisme laisse s’exprimer des images d’une beauté inoubliable. Un classique qui n’a pas volé son statut.

Justin Kwedi.

The Love Eterne de Li Hang-hsiang. Hong Kong. 1963. Projeté au Forum des images.

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