LE FILM DE LA SEMAINE – Blue Giant de Tachikawa Yuzuru : A Love Supreme

Posté le 6 mars 2024 par

Tachikawa Yuzuru, réalisateur derrière les deux premières excellentes saisons de Mob Pyscho 100 et le singulier Deca-dence donne sa vision du manga Blue Giant. L’association du cinéaste et du manga à succès donne, comme elle laisse à penser sur le papier, à une œuvre d’un lyrisme débordant. Et c’est en salles grâce à Eurozoom !

Blue Giant montre la formation du groupe JASS à Tokyo, autour du saxophone du jeune Miyamoto Dai, du piano de Sawabe Yukinori et des percussions de Tamada Shunji. L’œuvre gravite surtout autour de l’astre qu’est Miyamoto Dai qui, comme un héros de shonen nekketsu, semble prêt à tout pour accomplir son but : devenir le meilleur saxophoniste de jazz. La réussite de cette adaptation tient par l’appropriation du sujet par l’angle esthétique de Tachikawa Yuzuru. C’est sa vision matérialiste de l’animation qui imprègne Blue Giant, comme c’était déjà le cas dans Mob Psycho 100 mais surtout dans Deca-dence qui allait même jusqu’à faire du sujet de l’œuvre, une approche du matérialisme dialectique d’un éventuel futur de l’humanité. Tachikawa est attentif au mouvement des corps et du vivant comme l’origine des passions qui habitent les figures qu’il met en scène mais aussi de ce qu’ils produisent, des émotions par la vibration de l’air, de la musique. Dès la scène d’introduction, le cinéaste nous fait ressentir cela, le froid de la neige, le mouvement de vies, et au milieu de ce chaos léger, Dai avec son saxophone qui s’époumone comme si son existence en dépendait. L’animation se transforme en des abstractions pour nous faire épouser l’état d’extase et d’épuisement du jeune homme dans le froid, comme pour nous montrer qu’il s’inscrirait dans le système de tout ce qui existe par la respiration nécessaire au fonctionnement d’un saxophone, l’air glacé rendant la tâche plus ardue. Le film commence par une inspiration et se termine par une expiration, la musique serait donc une histoire de rythme, de pouls, d’accord matériel dans un temps entre un corps et son environnement. C’est aussi comme ça que Tachikawa approche l’animation comme la figuration de moments dans un temps dans leur entièreté aussi bien dans ce que l’on peut voir que ce que l’on peut ressentir, la matière lyrique des corps devant marquer l’image par l’union de l’expérience humaine comme des images-sensations.

Les séquences musicales cristallisent le dispositif de Tachikawa mais il est en réalité plus diffus dans l’ensemble de l’œuvre qui nous est montré par un angle lyrique. Si le son nécessaire à la musique est une onde, la lumière nécessaire au cinéma aussi en partie. Blue Giant est donc bercé par un travail sur les couleurs et les éclairages comme s’ils étaient dilués par le prisme onirique de la passion du trio. Les plans d’ensemble sur Tokyo, les pillow shots, et les inserts qui révèlent la présence constante d’un monde sensible nous permettent justement d’être attentifs aux pérégrinations de JASS. Les halos lumineux parfois autour de la lune ou les éclairages très marqués de certaines séquences d’intérieur donnent la sensation d’un monde de nuances, de textures, de vies aussi bien visibles qu’invisibles. C’était d’ailleurs la tâche qu’avait déjà réussi le cinéaste dans Mob Psycho 100 : mettre en forme la psyché d’un adolescent par le potentiel de l’animation comme d’un outil qui permettrait de donner une matière à absolument tout. L’invisible peut être figuré car il est ressenti physiquement. C’est aussi le cas de la musique dans Blue Giant. Il s’agit de donner forme aux vibrations mais aussi à l’effet qu’elles ont sur les corps qui les émettent autant que ceux qui les reçoivent.

Tachikawa dans son observation juste de la matière en mouvement invoque bien sûr celle qui est la plus appropriée aux transformations, l’eau. La plasticité de l’eau est propice à toutes les figurations de la neige à la transpiration. Dans l’œuvre, les visions de gouttes permettent aussi de diffracter la lumière. Comme si la matière de l’image se pliait, concordait, s’accordait aux sons. Mais de manière plus prosaïque, elle permet surtout de nous informer de l’effort physique qu’est la musique, surtout le jazz. L’utilisation des images en CGI pour les corps qui deviennent plus malléables contraste avec la rigidité du trait de Ishizuka Shinichi, le mangaka à l’origine de l’œuvre, que tente de respecter le cinéaste. Par les CGI, il donne des propriétés aqueuses aux corps des musiciens, ils épousent la fluidité de leur musique. Ce n’est pas étonnant que la neige, dans l’œuvre, semble figer la volonté inébranlable de Dai dans le prologue mais aussi figer le destin tragique de Sawabe dans le dernier acte, comme une réponse d’une note à une note. Les trajectoires se répondent comme prises dans le même rythme. Comme si tout est lié dans une grande mélodie cosmique dont les corps ne sont que les vaisseaux. Après tout, le jazz pourrait le temps d’une session faire s’accorder des individus comme un collectif, non pas en mettant de l’ordre au chaos, mais en autorisant les individus à le rendre harmonieux au rythme de la musique. Wynton Marsalis, Stanley Crouch et Marcus Robert, dans une discussion où ils tentent de définir les éléments au fondement du jazz en 1992, ont l’hypothèse que c’est justement un mélange entre le swing (origine presque mystique de la musique afro-américaine dans la manière dont elle s’est appropriée les codes classiques pour les tordre), le blues (la transmutation musicale des souffrances, de l’histoire et des traditions des Afro-américains et d’autres minorités), et l’improvisation. Si l’œuvre semble prendre parfois la structure d’un mélodrame, c’est parce qu’elle tente de montrer le blues et le caractère spontané, paradoxal, donc l’improvisation au cœur du quotidien de ses figures. On improvise sur des gammes que l’on connaît déjà en musique comme au cinéma. Comme pour l’eau, la musique est le lien secret qui les lie entre eux, dans JASS, dans leur amitié, mais aussi qui les lie à eux-mêmes par des souvenirs. Les flashbacks, des éclats lumineux, des diffractions de la lumière non pas dans l’espace mais dans le temps kaléidoscopique de la musique apparaissent au gré des accords, en suivant presque une logique d’extase dans l’effort ou la souffrance, les souvenirs goutte à goutte, comme des notes de piano. Concernant le swing ou la manière dont le cinéaste incarnerait son propre cinéma dans les codes du cinéma japonais, c’est justement dans sa manière de tordre l’image mais aussi la structure de l’œuvre comme une session de jazz. Il en dévoile l’horizon transcendant.

C’est là que réside la fascinante beauté du geste de Tachikawa Yuzuru. L’échelle astrale de l’œuvre n’est pas cachée, Blue Giant qui signifie Géante Bleue fait bien référence au corps céleste. La virtuosité du cinéaste est d’avoir pu lier par touche l’intimité des musiciens, à l’expérience collective de la musique et enfin au moment de diffusion/réception de cette dernière comme une transcendance, un dévoilement de l’union insécable du réel. C’est par l’attention qu’il porte à l’entièreté de la matière pensante comme une expérience sensible qui donnerait accès au spectre le plus large de la perception humaine que le cinéaste parvient à figurer la musique et à nous faire ressentir le geste spirituel au cœur du jazz. Le dispositif documentaire en parallèle du parcours de JASS permet justement de revenir sur ce que l’on voit comme du passé alors que nous le vivons au présent. Cet effacement d’un temps linéaire, cette distorsion des formes et de la lumière, c’est l’œuvre comme un objet dont la densité tellurique plierait la gravité à l’instar d’un trou noir. On pense à ce que l’on a vu : trois jeunes hommes se sont unis le temps d’un moment de leur vie pour jouer du jazz comme s’il avait tordu la routine qui les condamnait à des existences monotones. L’œuvre elle-même rejoue l’expérience d’un concert dans sa globalité. Trois individus se sont accordés tout le long de l’œuvre, comme si le temps long des rencontres et de la formation était la version macro du concert final qui rejoue en micro par la musique l’ensemble de ce que l’on vient de voir en condensé jusqu’à l’implosion. Concordance des temps, trois corps se sont alignés pendant un temps pour vibrer à la même intensité, c’est ça la musique dans Blue Giant. C’est aussi l’expérience cinématographique où trois corps, un spectateur, un cinéaste et une œuvre, s’accordent à la même durée, le temps de l’expérience. Émetteur, diffuseur, récepteur, il se pourrait que comme dans Memoria de Apichatpong Weerasethakul ou dans Rencontre du troisième type, le son soit notre communication universelle qui répond aux échelles de l’univers. Les échos confondent la solitude en attente d’une autre voix pour l’humanité à l’échelle de la planète ; nous pouvons au moins nous reconnaître en l’autre comme en nous-mêmes. Le son et la lumière se mettent en rythme pour qu’un moment d’éternité intime puisse exister avant de disparaître dans un souffle de vie qui nous rappelle que la musique signale une résonance commune aux humains et que nous sommes constitués des éléments qui forment l’ensemble du cosmos, qu’en nous il résonne comme nous résonnons en lui.

Kephren Montoute

Blue Giant de Tachikawa Yuzuru. Japon. 2023. En salles le 06/03/2024

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