Le Pion du Général - Makbul Mubarak

LE FILM DE LA SEMAINE – Le Pion du général de Makbul Mubarak

Posté le 21 février 2024 par

Représentant de l’Indonésie dans la course à l’Oscar du Meilleur Film International 2024, Le Pion du général est le premier long métrage de Makbul Mubarak : une réflexion sur l’histoire, la mémoire et la responsabilité individuelle contre la dictature. Un film à la fois personnel et générationnel sur l’Indonésie post-dictatoriale, la servitude volontaire et l’émancipation.

Indonésie, de nos jours : le jeune Rakib travaille comme seul employé de maison dans le manoir de Purna, un général à la retraite, aussi craint que respecté, et dont la famille est servie par celle de Rakib depuis des générations. Avec un père en prison et un grand frère parti travailler à Singapour, Rabik trouve en Purna un modèle et un père de substitution. S’instaure alors une relation insidieuse et perverse de maître/esclave et de fascination/répulsion. Par loyauté, soumission et désir de pouvoir, Rabik va soutenir coûte que coûte le Général dans sa campagne électorale à la mairie locale, bien vite teintée par de multiples nuances de menaces, violences et répressions.

Le Pion du général s’ouvre par une scène qui résume le propos du film : dans un manoir clair-obscur telle une lugubre geôle dorée, Rakib mange des cacahuètes en regardant à la télévision une partie d’échecs. Dehors, un bruit de voiture : l’arrivée du Général Purna, partenaire du futur jeu psychologique. Rakib restera-t-il ce chimpanzé mangeur de cacahuètes, doué de mimétisme et réfugié dans le confort de la servitude ? Saura-t-il trouver sa place sur l’échiquier politique ? Cette question, le réalisateur Makbul Mubarak se la pose à lui-même et à la génération indonésienne qui vit depuis près de 25 ans dans un régime post-dictatorial.

Un rappel historique s’impose. En 1965, en pleine Guerre froide, le président Soekarno rejoint le camp des pays non alignés, ne faisant allégeance ni aux États-Unis ni à l’URSS. Un coup d’État imputé à des militaires factieux et au Parti communiste indonésien change la donne. On sait aujourd’hui que si des membres du Parti communiste ont participé à ce coup d’État, ils n’en ont pas été les instigateurs. Le général Soeharto organise alors la répression et s’empare du pouvoir. Il est aidé par la CIA et les Services secrets britanniques qui lui fournissent des armes et des listes de militants communistes à exterminer. C’est le début d’un régime autoritaire et corrompu, adepte du libéralisme, de la terreur et de l’épuration en tout genre : massacres d’opposants politiques et de minorités ethniques et religieuses. Le régime de Soeharto prend fin en 1998. L’Indonésie se retrouve dans la même situation que les Philippines post-Marcos : comment diriger le pays avec des dignitaires et petits fonctionnaires qui ont participé à une horreur collective ? Comment tourner la page de la dictature si ses parties prenantes sont encore actives dans la société civile et toutes les strates du pouvoir ?

Le Pion du Général - Makbul Mubarak

Le Pion du général est un exutoire personnel et collectif. Le titre original du film est d’ailleurs « Autobiographie ». Makbul Mubarak explique : « Pendant les trois décennies de la dictature militaire indonésienne, du milieu des années 60 à la fin des années 90, mon père a travaillé comme fonctionnaire sous le régime. J’ai grandi en l’observant faire preuve de loyauté envers l’État, comme quelque chose qui semblait inhérent à la vie de ma famille. » La situation a-t-elle vraiment changé depuis 1998 ? Mubarak précise : « Nous sommes gouvernés par les mêmes personnes, avec presque les mêmes valeurs. C’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce film. Parce que j’ai l’impression que nous vivons toujours dans l’ombre. C’est une grande ombre. Ce n’est pas vraiment le passé, c’est le présent. C’est l’esprit du pays. » Un exemple parmi tant d’autres : Prabowo Subianto, actuel ministre de la Défense, est le gendre de Soeharto.

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Histoire et mémoire

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Avec ce film, Mubarak se regarde dans un miroir qui réfléchit (à) son histoire personnelle et (à) l’Histoire avec une grande hache. L’histoire du quotidien (les faits et gestes ordinaires d’un jeune homme contemporain) et la mémoire qui fait l’Histoire (la réflexion sur la dictature et son omniprésence). Ce n’est pas un hasard si le nom du dictateur Soeharto n’est jamais cité et si la situation politique n’est jamais claire. Le mot de dictature n’est jamais employé. On en voit que les manifestations : la peur que provoque le Général Purna, sa proximité avec les forces de l’ordre et son goût pour la manipulation, l’ordre et la violence.

Le geste de Mubarak est semblable à celui de Lav Diaz qui, tout au long de son œuvre, convoque et questionne l’histoire des Philippines et en fait mémoire. Nul besoin de dates précises ni de mentions spécifiques de Marcos, Duterte, Marcos Jr, Soeharto et consorts. Ce geste rejoint la réflexion de Charles Péguy, énoncée dans plusieurs textes au début du vingtième siècle, dont Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne. Dans ce texte, il écrit : « L’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale […] La mémoire et l’histoire forment un angle droit. L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale. » L’histoire ne doit pas être réduite à une chronologie, à des dates clefs auxquelles on associe des noms, des mesures politiques ou des faits socio-culturels. Cette histoire-là est dévitalisée du passé, elle n’est qu’un canevas à remplir. C’est à la mémoire de conserver et de recréer la vie. D’où le rôle primordial des artistes.

Mubarak sonde donc sa mémoire : ses souvenirs d’enfance, la vie familiale au service d’un pouvoir oppresseur, la loyauté abjecte, l’oppression sourde et la servitude volontaire. Le Pion du général est l’amorce d’un dépôt de bilan. Est-il temps de cesser de payer et de liquider vraiment le passé ?

Marc L’Helgoualc’h

Le Pion du général de Makbul Mubarak. Indonésie. 2022. En salles le 21/02/2024.

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