ALLERS-RETOURS 2024 – Art College 1994 de Liu Jian

Posté le 9 février 2024 par

Liu Jian est un cinéaste discret et singulier dans l’animation chinoise. Il nous plonge dans une œuvre comme un souvenir de sa jeunesse dans les années 90 avec Art College 1994, projeté au Festival Allers-Retours. Entre le quotidien des étudiants en école d’art et l’ouverture de la Chine, les tribulations mélancoliques d’une jeunesse prise dans des questionnements constants dans une situation qui les voit passer de spectateur à acteur voire architecte d’une nouvelle ère pour la Chine.

L’œuvre débute sur l’errance d’amis étudiants en art. Les jeunes hommes se posent des questions sur l’art, leur vie et la situation dans laquelle ils se trouvent à l’échelle de leur existence mais aussi de celle de leur pays. Liu Jian laisse se dérouler les échanges comme des errances discursives mais aussi des errances physiques. Les corps se déplacent d’une image à l’autre mais rarement au sein de l’image. Si c’est le propre du style d’animation de Liu Jian de ne pas se concentrer sur le mouvement des corps dans le cadre mais plus sur les expressions de visages ou les détails des corps, des environnements, cela a pour effet de nous mettre dans une position contemplative en tant que spectateur. On se laisse bercer par la dialogue comme par cette errance où chaque image donne lieu à un rapport à l’espace différent ou offre un nouvel espace, un autre point de vue. Le montage qui laisse apprécier les détails de chaque image nous met également au diapason de la durée réelle d’un dialogue. Les étudiants stagnent car c’est l’inertie propre à la transition que présente la vie d’étudiant ; on ne sait pas ou l’on va, ce que l’on doit faire, mais on avance à tâtons. C’est aussi le cas de la Chine à l’époque dont les différents étudiants brossent un portrait assez juste. Un pays qui avance au rythme de sa jeunesse qui, à l’époque, n’était pas encore dans la frénésie économique des années 2000, mais dans une ouverture comme une infusion aux différentes cultures de la planète. On pense à Frozen de Wang Xiaoshuai ou Weekend Lover de Lou Ye. Ces deux œuvres ont la particularité d’avoir été faites à l’époque comme pour capturer ce moment de flottement, de confusion, et de vitalité erratique de la jeunesse chinoise des grandes villes. Si l’œuvre de Wang Xiaoshuai est beaucoup plus véhémente sur les questions sociales à travers l’arrivée des performances artistiques en Chine, celle de Lou Ye prend un angle romantique avec son groupe de jeunes musiciens. Liu Jian, par le souvenir, prend justement à revers les deux cinéastes en nous montrant cette période comme beaucoup plus mélancolique. On pense surtout aux œuvres de Richard Linklater qui ont souvent pour base les souvenirs ou l’expérience réelle du cinéaste au Texas ou bien à Edward Yang dont l’œuvre a tenté de rendre compte de différentes époques de Taïwan par des trajectoires individuelles en mosaïque. C’est là ou brille Art College 1994, dans cette singularité où l’on contemplerait cette période comme un moment qui n’était pas marqué par une grande Histoire en marche, mais par un ensemble d’instants perdus dans un temps qui aujourd’hui semble décrire un autre espace-temps, un autre pays, une autre réalité.

Cependant les parcours des différents personnages ne sont pas insignifiants. Les jeunes femmes artistes se demandent si elles doivent poursuivre l’art comme femme indépendante ou répondre à une norme sociale existante par un mariage convenu. On pense au personnage de Weiguo qui sort avec une Américaine et qui est en réalité endetté, mais dont le nom porte l’ironie : le W du nom est un M renversé, car Meiguo désigne les États-Unis en mandarin. Entre l’amour et le confort se dessinent les problématiques des jeunes femmes chinoises. L’amour serait aussi celui de l’art comme une carrière. La même question se pose chez les jeunes hommes que montre le métrage à travers leur voyage statique dans les discussions sans fin. Ils se questionnent sur le but de tout ça, l’argent ou la passion ?  On peut penser à la scène de discussion où, après avoir aidé son ami à peindre une publicité murale, l’un des deux reçoit son premier salaire en tant qu’artiste. Alors qu’ils discutent de l’opportunité économique que serait la nouvelle scène artistique chinoise, au second plan du jeune homme tiraillé entre la peinture traditionnelle et l’expérimentation, on aperçoit une affiche de Bad de Michael Jackson. Le jeune homme fan de Nirvana a donc au coin de l’image comme au coin de l’esprit cette possibilité d’être reconnu pour son art dans la concordance économique et esthétique avec cette affiche de Michael Jackson. Car pour Liu Jian, les compositions des cadres et les valeurs de plans portent l’intensité dramatique intime. C’est un cinéaste qui vient de la peinture et qui tente de traduire par le langage de cette dernière les enjeux ou les situations de chacun. On pense à la dispute entre le professeur de peinture traditionnelle et le mélancolique fan de Nirvana. Elle est d’abord cadrée à hauteur du visage où l’un s’oppose à l’autre. Puis quand le professeur réalise qu’il ne reviendra pas de ses expérimentations, le plan rapproché qui nous laissait penser que les deux visages étaient assez proches devient une légère contre-plongée à la hauteur des hanches, et on s’aperçoit que l’espace entre les deux hommes est en réalité beaucoup plus grand que ce que nous laissait penser le plan précédent qui a englobé la discussion. C’est littéralement ce fossé que l’image nous révèle pour clore la discussion qui cristallise bien ce qui était au cœur du personnage, la solitude. Il est distant avec le monde, car son art s’éloigne dans le temps de sa réalité, il continue la peinture traditionnelle selon les codes mais en même temps veut lui donner des nouvelles formes. Liu Jian nous montre selon lui ce qu’est une véritable démarche artistique, celle d’un artiste comme un regard singulier dans l’espace et le temps, dans les remous de l’époque comme des flocons de neige, il reste fidèle à sa vision.

L’ensemble de l’œuvre joue donc sur cette dimension où les questions de perspectives, de lignes, de compositions deviennent les incarnations matérielles des enjeux métaphysiques ou abstraits qui rythment les discussions de l’œuvre. Si ces jeunes doivent donner une nouvelle vision de la Chine ou une nouvelle voix, alors Liu Jian traduit ses visions par des questions relatives aux arts. Le futur de la Chine devient pour chacun un sacerdoce esthétique autant qu’économique. Les artistes de Liu Jian voient leur vie comme une œuvre, et il a la pertinence de faire répondre de tels enjeux à des questions esthétiques. Bien sûr, la fragilité de la démarche pour le cinéaste et les limites d’une telle entreprise pour un cinéaste qui n’est dans aucune grande industrie locale sont visibles. Même si la genèse de Art Collège 1994 s’est étendue sur 5 ans selon son producteur, on ressent la radicalité de la démarche sans pour autant la rendre plus pertinente de manière la plus juste à l’écran pour toutes les situations. C’est le regret à exprimer devant une telle œuvre. La mélancolie enivrante qui porte Art Collège 1994 revêt parfois des aspects de torpeur malgré elle. Et on parvient mal à discerner quelles émotions doivent l’emporter sur l’autre d’une scène à l’autre, comme si la confusion des souvenirs du cinéaste venait imprégner son œuvre présente sans qu’il s’en aperçoive. Si cela révèle les limites d’une œuvre aussi riche dans sa simplicité, c’est aussi car comme nous l’avons dit précédemment, on ne sait jamais où va nous mener cette errance, entre des ellipses soudaines et des dynamiques internes à la vie chinoise comme l’apparition de ce groupe de jeunes racketteurs à la fin. La suggestion sert parfois d’esquive. Mais on se laisse porter par la construction mélodramatique en biais. Le cinéaste ne cache pas les touches de mélo comme singulières aux constructions esthétiques chinoises. En effet, pour les amateurs de Donghua, peu importe le genre, la musique et les intermèdes musicaux jouent toujours une place de catalyseur. Liu Jian incorpore ces éléments plus « mainstream » dans sa démarche singulière comme pour faire la symbiose entre un passé lyrique et un présent collectif. Car les souvenirs qu’il met en scène sont aussi ceux d’une génération, et de bien d’autres après lui. On retrouve des cinéastes et des acteurs connues au casting : Bi Gan, Jia Zhang-ke, Zhong Dongyu, Huang Bo et bien d’autres. Liu Jian part de sa voix en souvenir pour aujourd’hui incarner l’ensemble du spectre du cinéma chinois à travers toutes les voix du casting. Film choral qui répond à un cinéma choral, le cinéma chinois contemporain. Entre ces différentes voix, qui vont du blockbuster au cinéma indépendant voire interdit, Art College 1994 cristallise les réflexions sur la Chine comme un paysage de cinéma. C’est ce qui en filigrane rend les pérégrinations des figures que l’on suit fascinantes. Ils se questionnent sur la perspective de leur art, car ils savent par expérience et histoire, que l’esthétique en Chine ou ailleurs est une question de choix de vie ou de mort d’une œuvre mais aussi d’un artiste, c’est une question politique. Ainsi 30 ans plus tard, le miroir des mosaïques chinoises laisse toujours confus, songeur et curieux d’un pays qui semble se repenser pour le meilleur et pour le pire, comme s’il était composé d’éternels étudiants. Ce que nous sommes tous également.

Kephren Montoute

Art College 1994 de Liu Jian. 2023. Chine. Projeté au Festival Allers-Retours 2024

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