LE FILM DE LA SEMAINE – Onibaba de Shindo Kaneto

Posté le 25 octobre 2023 par

1964. Shindo Kaneto, doyen des auteurs de films taiyozoku (de « la troupe du soleil ») des années 50, qui donneront naissance à la Nouvelle Vague japonaise, réalise son 19ème film (des 46 qui composeront son Œuvre). Oshima a alors déjà réalisé sa Trilogie de la jeunesse (Une Ville d’amour et d’espoir, Contes cruels de la jeunesse et L’Enterrement du soleil) et Shindo signé son chef-d’œuvre (L’Île nue). Au mitan des années 60, comme la française, la Nouvelle Vague japonaise atteint à la fois son apogée et son plafond de verre. C’est ce dont Onibaba s’est vu reproché, en France, à sa sortie. Cette redistribution en salles, le 25 octobre 2023, en version restaurée, permet de voir ce qu’il en est, près de 60 ans après.

Lorsque sort en salles, en France, le 26 janvier 1966 cette nouvelle missive formelle du cinéma japonais, Le Monde fait paraître cette critique : « Les Japonais qui savent tout imiter s’imitent parfaitement eux-mêmes. Il existe un faux exotisme japonais, un faux érotisme japonais, une fausse brutalité japonaise, dont on commence à faire grand usage à Tokyo dans l’industrie cinématographique. Méfions-nous donc des contrefaçons. Pour un Kwaidan nous risquons de tomber sur vingt Onibaba. » Ce texte de Jean de Baroncelli laisse présumer que l’iconoclaste Shindo n’aurait fait que singer le style de Kobayashi. C’est peut-être l’effet de trop-plein qu’a pu ressentir le public de l’époque, moins coutumier que le nôtre, devant l’onde d’exportations nippones sur les écrans européens. Pourtant, défait du flux des sorties culturelles, le film nous apparaît en 2023 hautement singulier, y compris pour peu qu’on connaisse le cinéma japonais de la première moitié des années 60.

Profondément troublant, par sa brutalité et le minimalisme de ses moyens, inversement proportionnel au spectaculaire des affects qu’il dégage, ce que d’aucuns considèrent comme un parangon du J-horror s’ouvre sur cet intertitre sur-imprimé, haïku crépusculaire : « Le trouSombre et profondRelié au présent par les ténèbres depuis les temps les plus reculés. » Il n’en faut alors pas davantage pour s’aventurer dans cette fable primaire avec le pressentiment d’une œuvre saisie (pardon pour le stéréotype, pourtant juste ici) entre la tradition de ce qui est représenté (le récit se déroule dans le Japon féodal) et la modernité des moyens de représentation (la musique très free jazz, le sur-expressionnisme de la photographie et le montage elliptique).

Les secousses formelles de la réalisation proviennent des diverses polarités par lesquelles elle prend forme : les paysages à l’image sont taillées entre une lumière proprement solaire et des ombres ciselées ; la piste son se sculpte entre un silence monacal et une bande originale associée à des cris frappants. Tout cela résonnant avec le passé des guerres chevaleresques mis à nu, qui paraît rendre gorge, et un regard moderne qui en démythifie l’aura.

Si le style de Shindo se caractérise par ces dichotomies plastiques et ce hiératisme symbolique, la réalisation n’est pas sans reproduire, par d’autres moyens, le cérémoniel thanatologue du théâtre , jusque dans le visage du samouraï, réplique du masque d’esprit vengeur féminin kakidai qu’on retrouve précisément dans le . La liturgie de la réalisation, inspirée du spectacle vivant traditionnel, traduit justement la nature primaire des personnages. La cruauté, pour ne pas dire la bestialité avec laquelle sont représentés ces derniers, n’est pas sans évoquer, depuis l’Occident, Les Bas-fonds de Gorki (adapté en 57 par Kurosawa) et la crasse des personnages de Mort à crédit de Céline. La topographie du récit renforce, elle aussi, la réclusion du trio, scellé autour de cette chaume perdue dans les hautes herbes. Cadre superbement photogénique dont s’inspirera Arthur Harari pour le refuge tropical de son Onoda.

Par delà cette force de frappe esthétique de la mise en scène, où diable donc Shindo Kaneto veut-il en venir ? De même que dans un silence de mort, son Île nue nous faisait naviguer d’une rive à l’autre, dans une répétition cérémonielle à l’absurde terrifiant, qu’est-ce qu’Onibaba veut bien laisser entendre ? Deux fables immémoriales courent ensemble au fil du récit : le désir amoureux et sexuel du jeune couple interdit, et la vie faite de mort et de possession morbide de la vieille femme. Une pulsion de vie croisée à une pulsion de mort, autant de tropismes profonds, inconscients, « freudiens » à la limite, qu’ont libéré et fait fructifier les auteurs de la Nouvelle Vague japonaise.

Plusieurs autres indices nous donnent à déchiffrer le sens : la première séquence montre deux hommes tués dans l’exercice de la guerre, dépecés puis jetés par les deux protagonistes tueuses dans une fosse sans fond, bouffés alors par les tréfonds de la nuit. L’arrivée, par la suite, de Hashi, guerrier qui prétend avoir survécu alors qu’on le présume plutôt s’être enfui, viendra perturber la routine macabre des deux femmes. Cette confrontation entre deux femmes, souveraines dans leur chaume, et cet intrus au désir vorace vient camper un combat des sexes dans une atmosphère rustre, si ce n’est animale. Se joue alors un duel où se confondent les désirs, d’eros à thanatos, du sexe au crime. Mais ce qui viendra sceller la lutte pour le pouvoir, plus encore que cette bataille domestique, c’est la rencontre nocturne, au dernier tiers du film, entre la vieille femme et le samouraï de haut rang, apparu d’entre les ténèbres. À travers le masque de Oni porté par ce dernier, que désire acquérir la vieille femme, se joue bien une conquête de pouvoir symbolique. Et ce que conte de moral l’issue du récit (sans trop la divulgâcher), c’est bien que, jeune-homme-guerrier-et-noble ou vieille-femme-roturière, en condition extrême, la soif pulsionnelle d’autorité avilie le corps et putréfie les âmes.

Chargé de cette intensité plastique, taillé dans les cendres à coup de fantasmes noirs et charnels, Onibaba a fait résonner dans le Japon des années 60 une semonce morale, sans moralisme. Et si tout cela semble effectivement baigné dans la patine de son époque, représentant frondeur d’une génération d’auteurs soucieux d’en découdre avec son patrimoine historique et culturel, il en reste de la sagesse pour 2023. Qui que vous soyez, quels que soient vos classes sociales, vos âges, vos sexes, prenez garde aux armes de la vengeance dont l’emploi foudroie autant celui ou celle à qui elle se destine que celle ou celui qui en abuse.

Flavien Poncet

Onibaba de Shindo Kaneto. Japon. 1964. En salles le 25/10/2023

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