LIVRE – Wu Xia Pian, le cinéma d’arts martiaux traditionnel de Stephen Teo

Posté le 4 août 2023 par

Pour agrémenter l’édition vidéo de Seven Swords de Tsui Hark et poursuivre une réflexion sur la philosophie du registre auquel le film appartient, le wu xia pian, Spectrum Films a eu la riche idée d’inclure dans son édition collector ce qui est sans doute le meilleur essai mondial sur le sujet : Wu Xia Pian, le cinéma d’arts martiaux traditionnel (Chinese Martial Arts Cinema: The Wuxia Tradition) écrit par un chercheur de renom : le singapourien Stephen Teo.

Avec ses innombrables blockbusters, le wu xia pian est aujourd’hui le genre de cinéma de référence en Chine, celui qui permet de rassembler un panel de stars dans une intrigue fantasy prouvant le savoir-faire en matière de CGI pour le marché interne, et offrant un grand décor orientalisant pour les marchés extérieurs, voire au bénéfice du soft power chinois. Cette place de choix dans le cinéma chinois, premier marché mondial du cinéma depuis les années 2010, n’a pas sonné comme une évidence aux débuts des cinémas sinophones, le Shanghai des années 20 et 30. Stephen Teo explore le destin de ce genre fictionnel au cinéma, puisant ses origines dans la longue tradition littéraire et philosophique chinoise, au travers de huit chapitres savamment découpés : 1. les prémices provenant de la littérature dite « ancienne école » ; 2. les controverses que le wu xia suscita dans les années 30 ; 3. la mutation de l’archétype du chevalier errant dans le kung fu pian à travers les figures de Wong Fei-hung et Bruce Lee ; 4. l’essor du wu xia dit « nouvelle école », à Hong Kong, puisant dans la culture martiale du sud de la Chine, les romans de Liang Yusheng et Jin Yong et la percée masculiniste de Chang Cheh ; 5. l’avènement de King Hu et du « premier chef-d’œuvre du genre » : A Touch of Zen ; 6. l’après A Touch of Zen, à travers l’œuvre de Chu Yuan, les nouveaux films de kung-fu des « Yuen » et les wu xia issus de la nouvelle vague hongkongaise ; 7. le nationalisme et le trans-nationalisme du wu xia à travers l’arrivée des premiers blockbusters (Tigre et Dragon, Hero) ;  8. L’établissement du wu xia à l’ère du blockbuster comme genre de référence.

Quasiment chronologique, toujours ramassé sur deux ou trois thématiques, notions, sujets clés à chaque chapitre, le discours de Stephen Teo fait preuve d’une articulation parfaitement fluide et d’une qualité savante à toute épreuve. Faisant remonter son analyse jusque dans la tradition littéraire des Tang (les Han sont même évoqués au tout début de l’ouvrage), évoquant les divers courants philosophiques qui animent la pensée chinoise, la complexité de l’Histoire et des enjeux du wu xia est rendue parfaitement accessible et passionnante par l’auteur, qui énonce plusieurs concepts permettant d’ouvrir une large vue sur tout un pan cinématographique.

Plusieurs termes provenant du vocabulaire chinois sont retranscrits et traduits. L’auteur fait référence à des notions telles que le wu xia shengguai, largement utilisées dans la presse chinoise des années 1930, notamment pour désigner l’influence du film de cape et d’épée façon Douglas Fairbanks qui inonda les écrans chinois à cette époque. Il revient sur les diverses notions derrière l’étymologie de « wu xia », le wu impliquant une notion martiale, militaire, en opposition au wen, une notion du civil. Ces deux idées complexes apparaissant de prime abord comme contradictoires, se voient en vérité complétées et au re-dosées au fur et à mesure que le wu xia se développe, le héros fictionnel érudit et non combattant (wen donc) étant un héros traditionnel en Chine, notamment depuis les Song, et dont l’occurrence la plus connue au cinéma réside probablement dans le personnage masculin principal de A Touch of Zen. Parmi les autres notions en apparence contradictoires mais dont l’analyse croisée fait des merveilles, se trouve la description des « chevaliers errants » (youxia) masculins et des chevaliers errants féminin (xianu). À cet effet, Teo revient sur les films de Chang Cheh, faisant la promotion d’un héros chinois viriliste, en opposition avec la tradition littéraire, et celui de King Hu, requestionnant et remettant au centre la figure de la femme chevalier errant. En prolongeant l’analyse jusqu’à Tigre et Dragon et son succès fulgurant à l’export, générant ainsi des analyses de commentateurs occidentaux, Stephen Teo rappelle que ces considérations autour du genre sont à recontextualiser à partir de la tradition littéraire chinoise et ce faisant, ne correspondent pas entièrement au contexte de l’analyse cinématographique occidentale du XXe et XXIe siècles. Concernant King Hu et Chang Cheh, Stephen Teo parle d' »auto-façonnement » pour développer l’idée de l’exploration d’un art singulier et personnel au sein de leur filmographie à travers l’exercice du wu xia pian, chose que nous serions tentés d’appeler une politique des auteurs. Ce faisant, l’analyse de leur filmographie respective se révèle enrichissante, tant sur le rapport des deux cinéastes au genre, au nationalisme et la philosophie chinois et à leur capacité à saisir l’ère du temps, qu’à la manière qu’a Teo à mettre en évidence leur complétion, au lieu de les opposer comme beaucoup de commentateurs sont tentés de le faire.

Passé ces explorations du wu xia comme genre cinématographique en mutation tout le long du XXe siècle, les deux derniers chapitres s’attardent sur sa forme finale en blockbuster, et son rapport au nationalisme. La réflexion est minutieuse et revient sur plusieurs théories, comme l’affirmation de l’autoritarisme dans Hero, l’auto-orientalisme dans Tigre et Dragon ou le wu xia comme véhicule de soft power avec l’exemple des Trois Royaumes de John Woo, sorti au moment des Jeux Olympiques de Pékin. Jamais simpliste, toujours clair, le texte de Teo éclaire le lecteur sur la facette intellectuelle des élites et la géopolitique chinoise par la lorgnette du cinéma de masse.

Les réflexions de Teo se croisent pour le meilleur, et offrent un essai indispensable pour les passionnés de cinéma d’art martiaux mais également pour lire une vue très éclairée sur un pan culturel chinois devenu majeur, aux enjeux artistiques et politiques bien réels.

Maxime Bauer.

Wu Xia Pian, le cinéma d’arts martiaux traditionnel de Stephen Teo. Paru en 2009. Disponible dans le coffret Blu-Ray collector de Seven Swords paru chez Spectrum Films en février 2023.

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