Entretien avec Julien Faraut pour Les Sorcières de l’Orient

Posté le 27 juillet 2021 par

Entretien avec Julien Faraut, réalisateur du film documentaire Les Sorcières de l’Orient, consacré à l’épopée d’une équipe de volley-ball féminine au Japon dans les années 60. Pourquoi ce film ? Que dit-il du volley-ball et du Japon ? Comment cette équipe est devenue un phénomène de société ? Réponses ici.

Le film documentaire Les Sorcières de l’Orient, revient sur l’épopée de joueuses japonaises de volley-ball. Une épopée qui les mènera de l’usine à leur victoire aux Jeux Olympiques de 1964 et un record à ce jour invaincu de 258 victoires sans défaite. Le documentaire mélange les images d’archives, les souvenirs de cinq joueuses maintenant septuagénaires et des extraits d’un dessin animé inspiré de leurs exploits sportifs. Le parcours de cette équipe apparaît comme un symbole de l’histoire du Japon après 1945 : un dévouement sans limite et un dépassement de soi pour la reconstruction du pays et son essor économique. D’où des séquences d’entraînements drastiques menées d’une main de fer par l’entraîneur Daimatsu.

Comment avez-vous découvert le parcours exceptionnel de cette équipe de volley ? Par le court métrage Le Prix de la victoire de Shibuya Nokubiko projeté à Cannes en 1963 ?

Non, j’ai découvert ce court métrage un peu après, lors de mes recherches. La genèse de mes films est toujours un peu la même. Je suis responsable de collections de films à l’INSEP,  l’Institut national du sport, qui est un établissement public sous tutelle du ministère des Sports et dont l’origine remonte au milieu du 19e siècle. Il y a beaucoup de ressources documentaires, notamment iconographiques, et il y a une aussi une cinémathèque, avec principalement des films en 16 mm : 250 000 films qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.

Il y a une dizaine d’années, j’ai reçu la visite d’un entraîneur de volley-ball français et il m’a parlé de Daimatsu [entraîneur de l’équipe japonaise dans les années 60, ndla] et des Sorcières de l’Orient dont j’ignorais tout. Il m’a apporté 2 bobines 16 mm en me demandant de les conserver précieusement. On les a visionnées ensemble. La première bobine était un film d’instructions produit par les Japonais juste après les JO de 1964. J’ai été stupéfait par l’intensité de l’entraînement et sa « modernité » : il ne s’agissait pas de matches de volley mais de séquences de phases de jeu très particulières répétées, notamment ce plan où l’entraîneur Daimatsu lance les balles au-dessus du filet. J’ai tout de suite penser à Jeanne et Serge, dessin animé que les Français ont découvert à la fin des années 80.

La seconde bobine était une copie du dessin animé Attack Number One, distribué en France sous le titre Les Attaquantes et que je ne connaissais pas. En France, Jeanne et Serge a été diffusé sur La Cinq à partir de 1987. Le Club Dorothée a commencé à diffuser Les Attaquantes mais cela n’a pas eu de succès, ça a duré quelques semaines. Ces deux dessins animés étaient les arbres qui cachaient la forêt. J’ai recensé une quinzaine de dessins animés et de dramas sur le volley-ball, uniquement féminin, et dont la source était les Sorcières de l’Orient. Je me suis documenté et plus j’en apprenais sur cette équipe de volley, plus j’étais sûr qu’il y avait matière à un film.

En plus des dessins animés et des reportages TV, y a-t-il beaucoup d’archives disponibles sur cette épopée sportive ?

J’ai trouvé pas mal de choses. J’ai retrouvé deux films sur les championnats du monde de 1962 organisés en URSS, notamment un film soviétique avec les images de la finale, et un film tourné par un entraîneur français. J’ai également vu des images de la NHK [groupe audiovisuel public japonais, ndla] : les joueuses étaient régulièrement invitées dans des émissions. Curieusement, il y a eu un effet de vampirisation : les mangas et dessins animés ont pris une telle importance que peu de personnes faisaient le lien avec la véritable équipe des Sorcières de l’Orient. Le premier manga est donc Les Attaquantes, publié dans le magazine Margaret à partir de 1968 avant d’être adapté l’année suivante en dessin animé.

Julien Faraud Les Sorcières de l Orient

Comment cela a-t-il commencé ? En 1968, à l’occasion des JO de Mexico, un fabricant japonais de ballons de volley était le fournisseur officiel des JO et a vu une opportunité commerciale de médiatiser le volley et de profiter de la notoriété des Sorcières de l’Orient en commandant à Margaret un manga. Ce sera donc la mise en scène d’une équipe féminine et c’est pour cela que traditionnellement les mangas de volley sont presque tous féminins. À l’époque, les mangas de sport mettaient en scène uniquement des garçons (shonen). Margaret va donc lancer un des premiers mangas sur le sport féminin (shojo). Les Attaquantes va être un grand succès et faire des émules dont Sain wa V! qui va populariser le signe V de la victoire au Japon. Un dernier exemple, le plus connu en France : dans Jeanne et Serge, l’entraîneur se nomme Daimon en référence au surnom Daemon donné à l’entraîneur des Sorcières, Daimatsu, un personnage très dur et martial.

L‘épopée de cette équipe est incroyable mais l’essor et la domination d’une équipe est assez fréquente dans le milieu du sport. On voit qu’il y a une dimension politique évidente : l’essor de cette équipe peut être vu en regard du développement économique du Japon après 1945. Lorsque vous choisissez votre sujet, essayez-vous de trouver une dimension socio-politique pour dépasser l’aspect sportif ? 

Le sujet sportif ne semble pas être un sujet limitant. Je vois ne vois pas le sport isolé du reste de la société. Je ne cherche pas à rendre le sujet du film plus noble et plus intéressant en y ajoutant de la politique. Le sport en lui-même contient intrinsèquement des dimensions politiques et sociales. Dans le cas des Sorcières de l’Orient et de leur entraînement intensif et répétitif, il y a une dimension industrielle. Les joueuses travaillent pour une entreprise du textile. C’est un contexte très particulier dans une période où l’on demande aux Japonais des efforts surhumains pour reconstruire le pays en un temps record. Les joueuses peuvent donc être vues comme un symbole de cet effort collectif. Leur technique secrète, à savoir la réception de la balle en rotation, est inspirée des Darumas, ces célèbres culbutos japonais, qui sont aussi un symbole de la reconstruction du pays : les joueuses se relèvent très vite après la réception de la balle, comme le Japon s’est relevé rapidement après 1945. Ceci dit, les joueuses m’ont dit à plusieurs reprises que pour elles, ce travail intensif était normal et qu’elles n’avaient pas l’impression d’en avoir fait plus que les autres.

Pour ce qui est du succès sportif en lui-même, je n’ai pas souvenir d’avoir vu un tel enchaînement de victoires pour une équipe féminine.

Dans votre documentaire précédent, L’Empire de la perfection, vous traitiez du parcours de John McEnroe, un sportif solitaire étasunien, symbole d’un individu seul contre tous et dominateur. Dans Les Sorcières de l’Orient, il s’agit d’une équipe, avec une dimension collective évidente. D’un côté, les Etats-Unis conquérantes et individualistes des années 80 ; de l’autre le Japon et son abnégation collective des années 50-60. L’opposition est saisissante.

Tout à fait. McEnroe était seul au monde, c’est une histoire totalement individuelle, il n’avait même pas d’entraîneur. Pour Les Sorcières de l’Orient c’est l’inverse. C’est pour cela que c’est un film choral : les joueuses se succèdent pour raconter leur parcours sans pour autant se mettre en avant. C’est une humilité japonaise qui n’est pas du tout feinte, encore moins pour cette génération. Elles avaient beaucoup de difficultés à admettre que ce qu’elles avaient fait était exceptionnel. Elles répétaient que c’était normal. Mais gagner 258 matchs sans défaite, ce n’est pas normal !

Julien Faraud Les Sorcières de l Orient

C’est également le premier film pour lequel je n’écris pas de voix off. Le sujet est un peu sensible sur la question des maltraitances. C’est un sujet qui fait souvent l’actualité ces derniers temps, avec des histoires de harcèlement. La question du comportement de l’entraîneur Daimatsu se posait, souvent dépeint comme un démon dans la presse occidentale où il y avait une méconnaissance de la culture de l’entraînement au Japon. L’entraînement est martial, c’est très répétitif et laborieux. C’est un travail et un effort. En France, la question du travail et de l’effort est très vite politisée. La « valeur travail » est un sujet clivant. Au Japon, c’est différent. Quand on voit les séquences d’entraînement, on est surpris, les joueuses se font mal. Quand on s’entraîne comme ça jusqu’à l’épuisement, on vide totalement ses piles mais on a une condition physique hors norme. Le lendemain, vous avez l’impression que vous pouvez arracher un arbre. Il y a un vrai plaisir de l’entraînement mais cela demande beaucoup d’efforts. Tanida, la joueuse, se moquait de moi : « Pourquoi vous êtes choqué de cet entraînement ? C’est comme ça qu’il faut faire pour êtres les meilleures ». Les joueuses riaient de la façon dont on était choqués par leurs entraînements.

Quand les Japonais s’investissent dans le sport de haut niveau, ils se donnent tous les moyens et cela a pu choquer. Mais ce qui est détestable, c’est que ça a choqué les Occidentaux parce que c’était des femmes, comme on peut l’entendre dans le commentaire d’un journaliste sportif de l’époque qui estime qu’on ne peut pas traiter les femmes de cette façon. En disant cela, il ne défendait pas la dignité féminine mais un modèle où la femme n’avait pas sa place : le sport de haut niveau.

Cet effort physique extrême fait penser au dolorisme, aux ascètes ou aux cathares qui repoussaient les limites de leurs corps en jeûnant ou en repoussant le sommeil.

Oui, on parle du pays de Daruma. Pour résumer l’histoire, le nom viendrait de « dharma », un moine venu d’Inde pour créer l’école bouddhiste zen. Selon la légende, il aurait médité au Japon pendant plusieurs années jusqu’à en perdre l’usage de ses jambes et de ses bras. C’est pour cela que les Darumas sont des boules sans bras ni jambes. Ils ont donc inspirés l’attaque secrète des joueuses du volley. C’est une référence qui ne parle pas au public européen mais au Japon elle est très claire.

Après John McEnroe et les Sorcières de l’Orient, allez-vous mettre en avant une autre épopée sportive ?

Je commence à réfléchir à un nouveau projet. Je ne sais pas si je pourrais en faire un film. Il s’agit de l’utilisation de l’image dans le sport, notamment l’imagerie mentale : comment utiliser la visualisation mentale pour l’entraînement.

Propos recueillis par Marc L’Helgoualc’h.

Remerciements à Julien Faraut et Robert Schlockoff.

Les Sorcières de l’Orient de Julien Faraut. France. 2021. En salles le 28/07/2021

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