Tatsumi : entretien avec Eric Khoo – Une vie dans les marges, d’inspiration intarissable

Posté le 8 novembre 2011 par

Eric Khoo était présent au dernier Festival d’Animation d’Annecy pour y présenter son nouveau film, inspiré de la vie et de l’œuvre du mangaka Tatsumi. L’occasion était belle de présenter le film en attendant sa sortie en salles en février 2012 et de rencontrer son auteur. Par Alexandra Bobolina.

Tatsumi à Annecy

Le dernier festival international du film d’Animation d’Annecy a apporté aux cinéphiles plus de 220 heures d’animation à voir, entre courts-métrages, films de commande, séries télévisées, longs-métrages… Dans cette cave aux trésors, les amateurs de la culture asiatique ont pu découvrir des pièces exceptionnelles : Colorful (Hara Keiichi, Japon), Jib (Park Mi Sun, Ban Joo Young, Park Eun-Young, Lee Jae-Ho, Corée du Sud), Midori-Ko (Kurosaka Keita, Japon). Parmi eux, il y en avait un déjà montré sur le sol français et plus précisément à Un certain regard à Cannes (lire ici). C’est Tatsumi, du réalisateur singapourien Eric Khoo, cinéaste connu de la critique avec ses films en prises de vue réelle. Notamment à Cannes, où son œuvre est rapidement aperçue : son court-métrage 12 Storeys fut présenté dans le cadre d’Un certain regard, Be With Me dans la section La Quinzaine des Réalisateurs au 58e Festival De Cannes (2005), et My Magic, a eut l’honneur de la sélection officielle au 61e Festival de Cannes (2008). Tatsumi fut à son tour montré à Un certain regard au 64e Festival de Cannes cette année. Depuis, le film a été sélectionné pour représenter Singapour dans la catégorie de « films de langue étrangère » aux Oscars.

L’apparition dans les salles françaises d’une pièce du cinéma d’auteur asiatique est toujours un événement assez exceptionnel. Et dans le cas de  Tatsumi, ce n’est pas la seule spécificité. En effet, ce film est une première pour le cinéaste en termes de technique employée. A travers une approche insolite, l’animation sera à l’origine d’un récit construit, déconstruit et reconstruit avec la passion de deux hommes et de deux artistes. Plusieurs éléments et de nombreuses personnalités font leur apparition, prennent part, se complètent et désignent, non pas une chronologie de faits, mais une histoire de l’être humain dans ses faiblesses et dans ses passions.

Tatsumi est une adaptation très fidèle de l’ouvrage autobiographique de l’auteur japonais Tatsumi Yoshihiro, A Drifting Life (traduit en Français par Une vie dans les marges, aux éditions Cornélius). Celui-ci est un des maitres du style manga et le père d’un nouveau courant, le gekiga (du japonais signifiant dessins dramatiques, phonétiquement proche de « geki » – violence) né dans les années 70 du siècle dernier. A cette époque, Tatsumi a déjà inventé son propre style, défini surtout par les sujets sociaux crus et une franchise désarmante. Il donnera naissance à une tendance, un genre destiné aux adultes, porte-parole d’une réalité « dans les marges » du Japon.

Le film reprend cinq histoires dessinées par le mangaka, qui nous plongent dans une condition entre deux mondes : celui du récit autobiographique d’une part et de la fiction née de l’imagination de Tatsumi d’autre part. Les deux sont esthétiquement divisés par des couleurs et ambiances différentes. Cependant, une fluidité entre les épisodes nous conduit à ressentir l’atmosphère authentique de la société que Tatsumi a voulu designer. Dans une alternance d’époques, de fictions et de faits historiques, le public se promène dans les rues grises et souvent ruinées du Japon d’après guerre, parmi les gens exclus de la vie active, en manque d’affection et de compréhension. Sous le prétexte d’un récit biographique, nous sommes face à des scènes qui dressent le portrait d’un pays dans ses douleurs et dans ses excès sociaux. Le spectateur devient témoin d’une réalité subjective et controversé.

« Hell », « Beloved Monkey », « Occupied », « Just a man » et « Good Bye », ouvrages de Tatsumi, sont teints de gammes et musiques qui séparent l’espace et le temps et sonnent parfois comme un écho dans lequel on entend l’influence de Chet Baker, Art Spiegelman, Francis Lei entre autres, sans oublier Tezuka Osamu, cité à plusieurs reprises.

Tatsumi fête cette année ses 75 ans et le film retrace 60 ans de travail. Le film est un hommage de l’élève à son maitre. L’admiration, alliée à la simplicité d’une vie trop humaine, a inspiré le réalisateur et rend personnage de Tatsumi Yoshihiro inévitablement attachant au spectateur. La tendresse pour l’Homme et la sobriété de l’art de Tatsumi Yoshihiro est une langue très familière à Eric Khoo. Voici pourquoi son approche, franche et tendre à la fois, s’intègre naturellement dans une interprétation désenchantée du monde, caractéristique de son sensei, Tatsumi Yoshihiro.

Œuvre complexe crée par deux grands artistes et portant l’esprit d’icones de la culture japonaise et mondiale du XX siècle, Tatsumi énonce de nombreuses problématiques. Voici donc quelques-unes des réponses qui Monsieur Khoo s’est prêté à donner pour nos lecteurs.

Entretien avec Eric Khoo

Ceci n’est pas votre première visite en France. Quelles différences trouvez-vous entre le Festival du Film d’Animation d’Annecy et le Festival de Cannes?

Eric Khoo : Au Festival d’Annecy, prédomine un public jeune, essentiellement d’amateurs de l’animation alors que à Cannes, on ressent un autre esprit, très défini par le Marché du Film. L’ambiance ici est très différente, très stimulante.

Dites-nous en plus sur le processus de travail sur le projet de Tatsumi…

L’animation était dirigée par Phil Mitchel avec une équipe de 25 animateurs, fraichement sortis de l’école d’animation. Toute l’animation a été réalisée sur l’ile Indonésienne Batam à 45 minutes de Singapour en bateau. J’ai tout dirigé en ligne. Le travail des animateurs indonésiens a ajouté beaucoup de couleurs. Il y avait des acteurs qui jouaient les scènes pour que les animateurs aient une impression juste sur le temps et les émotions. Je tenais à utiliser les panneaux de Tatsumi comme story-boards pour notre film. Nous avons demandé à des japonais habitant Singapour de prêter leur voix avec l’accent d’Osaka.

Finalement nous avons eu la voix de Bessoh Tesuya, grand acteur du théâtre japonais, pour incarner les personnages principaux. J’avais aussi des idées sur la musique des différentes histoires comme que je voulais leur attribuer une atmosphère différente.

Quelle influence a eu Tatsumi Yoshihiro dans le processus de réalisation ?

Il a retravaillé certaines choses en ce qui concerne le côté artistique. Nous nous sommes tournés vers lui à chaque fois que nous avions des doutes sur des couleurs, détails, ambiances. Pour ce qui concerne les voix il s’est opposé au choix initial de la personne qui devait interpréter sa mère et nous avons du trouver quelqu’un qui lui ressemble plus. Étant donné que je voulais plus de détails et de précision, ça a été formidable d’avoir son avis.

Quelle était l’influence de votre expérience en tant que auteur de bandes dessinées pour l’approche des techniques d’animation ?

J’imagine que j’ai l’oeil pour ce medium et en conséquence il était plus simple pour moi de communiquer aux animateurs ce que j’aimais et ce que je ne voulais pas. Parfois j’ai du faire des croquis pour leur montrer certaines choses.

Rendre hommage à quelqu’un qui nous inspire est un défi. Avez-vous ressenti le besoin d’attendre ce moment pour être prêt et plus expérimenté pour réaliser Tatsumi ? Pourquoi maintenant?

Si j’avais lu sa biographie inspiratrice, A Drifting Life j’aurais tenté le projet à ce moment-là. C’est cette lecture qui m’a poussé à rendre hommage à son auteur. Sensei m’a demandé de changer les histoires dans une “marque Eric Khoo” plus prononcée mais je lui ai répondu que j’admirais trop ses histoires, pour que je pusse les changer. Je sens que ce film fonctionne parce qu’il inclue aussi sa vie.

Dans vos films précédents vous développiez les sujets comme la solitude, la distance et les difficultés dans les relations humaines. Les interprèteriez-vous en tant qu’influence de l’œuvre de Tatsumi ?

Sensei et moi, nous avons les mêmes sensibilités et amour pour le little man. Et lui est un grand amateur du protagoniste de My Magic. Avoir lu ses histoires il y a plus de deux décennies, lors que je travaillais en tant qu’auteur de bandes dessinées, a eu son impact et, d’une certaine façon, elles ont influencé mes premiers courts-métrages.

Votre langage cinématographique est très audacieux et honnête. Avez-vous souffert d’incompréhension auprès des institutions et la société Singapouriennes ?

Je me suis toujours confronté à des problèmes avec les autorités et mon court-métrage Pain a été interdit pendant plusieurs années. Heureusement, la censure a évolué. À Singapour Tatsumi a été jugé dans la catégorie « interdit aux moins de 18 ans » ce qui est bien, parce que s’il y avait eu interdiction pour les moins de 21 ans il n’aurait pas pu y avoir de distribution vidéo.

Plusieurs de vos films ont eu des interdictions pour certaines tranches d’âge. Cependant votre fils Christopher, beaucoup plus jeune, a composé la musique pour  Tatsumi. Comment pensez-vous que lui et d’autres jeunes perçoivent ces films ?

Très honnêtement, je considère que tous mes films devraient être accessibles aux plus jeunes. Les gens sont beaucoup plus matures aujourd’hui, en particulier avec tout ce qu’il y a sur le net.

Quel est votre prochain projet ?

Ce sera probablement un film biographique sur Rose Chan – une fameuse stripteaseuse Singapourienne des années ‘50 et ’60. C’est un personnage historique qui m’inspire.

Cette expérience vous amènerait-t-elle à un retour vers votre carrière d’auteur de bande dessinée ?

Oui, actuellement j’écris quelques histoires. Je suis également en contact avec un éditeur pour que certains des ouvrages de Tatsumi soient traduits en Anglais comme ils existent seulement en Japonais actuellement.

Propos recueillis par Alexandra Bobolina à Annecy le 10/06/2011.

Tatsumi
Singapour, Japon
Durée : 1h34
Réalisé par Eric Khoo.
Avec Tetsuya Bessho, Yoshihiro Tatsumi
Sortie en France : le 01/02/2012.

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