EN SALLES – Nazar de Mani Kaul

Posté le 14 janvier 2023 par

Uniquement diffusée jusqu’ici dans les festivals européens, l’œuvre du réalisateur indien Mani Kaul arrive enfin dans les cinémas français, grâce à ED Distribution, dans le cadre d’une rétrospective, en version numérisée. Quatre films sont présentés pour la première fois en France : Nazar (Le Regard, 1991) est un clin d’œil appuyé et esthétique aux modèles russes et français du cinéaste. 

Dès les premières minutes du long-métrage, un grand rideau diaphane flotte devant un homme d’une quarantaine d’années au visage fermé. Son esprit, hébété, tente de comprendre pourquoi sa très jeune femme vient de mettre fin à ses jours en sautant par la fenêtre de leur immeuble. Comme le rideau d’un blanc fantomatique qui s’agite devant lui, le regard vide et inaccessible de son épouse semble déterminé à le hanter. Commence alors une immersion lancinante au cœur des souvenirs de leur relation complexe. 

Nazar (Le Regard, 1991) est une adaptation d’une nouvelle de Dostoïevski, La Douce (1876). L’œuvre avait déjà été transposée sur grand écran par Robert Bresson, maître de Mani Kaul et influence majeure du nouveau cinéma indien dans les années 1960-1970. Sous le titre La Femme douce, le film était sorti en 1969 : Kaul en reprend l’austérité et la fugacité, mais choisit de s’entourer d’acteurs confirmés, contrairement à Bresson. On y retrouve ainsi l’acteur Shekhar Kapur, plus connu pour être un des grands réalisateurs de la décennie 1980 à Bollywood, et Surekha Sikir, une des actrices les plus récompensées du cinéma indien. Face à ces deux comédiens expérimentés, la seule amateure qu’impose Kaul est sa propre fille, Shambhavi Kaul, qui tient le rôle principal. 

La caméra du réalisateur est très rapprochée, parfois presque étouffante. Mani Kaul joue sur les mouvements de la femme et de l’homme, dont la séduction s’opère comme une chorégraphie par des regards et des corps débordant d’une lourde sensualité. Il insiste dès les premiers instants sur la différence d’âge perturbante des deux protagonistes et interroge notre propre regard sur cette relation déséquilibrée tant financièrement qu’affectivement. 

La lumière, sombre, mouvante et aux tons bleutés, suit l’allure encore enfantine de la jeune femme de 17 ans et ses gestes balancés, à l’image d’une petite barque farouche, secouée doucement par les flots. Peu à peu, la frêle silhouette perd néanmoins de sa fougue et sombre dans une apathie maladive et immobile. Orpheline de ses deux parents, ne vivant qu’avec une tante qui accepte d’aller vivre avec elle chez cet homme en échange d’un peu d’argent, la jeune femme s’aperçoit qu’elle est condamnée avant même d’avoir pu vivre sa jeunesse. 

Prisonnière d’une cage argentée construite par son mari possessif, pourtant persuadé de l’avoir sauvé d’une existence de misère, elle erre chaque jour en quête de liberté. Mais comme les plantes vertes recroquevillées dans l’appartement, elle ne peut s’élever, et comme les poissons tournant inlassablement en rond dans leur bocal exigu, elle est piégée. Mani Kaul filme longuement ces objets qui l’entourent et l’incarnent, ainsi que la vue des fenêtres donnant sur une mer et une ville fébrile qui lui resteront inaccessibles.

Fidèle à ses thématiques, le réalisateur nous offre une fois encore une réflexion sur les conséquences de l’amour que les hommes imposent égoïstement aux femmes. Alors qu’il filme le douloureux dépérissement du corps et de l’âme de l’épouse adolescente, Kaul juge son personnage masculin, observateur impuissant et inconscient de ses responsabilités dans la détresse de celle qu’il aime. Peu fiable, le narrateur entasse ses souvenirs dans un discours parfois décousu pour tenter de justifier son désir, auquel s’oppose un regard féminin se creusant d’indifférence. 

Considérablement diffusé dans les festivals internationaux, dont le Festival des 3 Continents de Nantes, Nazar marque l’apogée critique de Mani Kaul, dont l’ambition et l’audace artistique ont à jamais changé le visage du cinéma indien.

Audrey Dugast

Nazar de Mani Kaul. 1991. Inde. En salles le 04/01/2023

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