Omirbayev Poet

LE FILM DE LA SEMAINE – Poet de Darezhan Omirbayev

Posté le 14 décembre 2022 par

Retour tout en délicatesse du réalisateur Darezhan Omirbayev, héraut de la nouvelle vague kazakhe, avec son septième long métrage de fiction, Poet, distribué par Alfama Films : un éloge de la poésie à travers les âges face aux contingences politiques et au fétichisme de la marchandise.

Money, clothes, designer hoes and shows y’all

That’s how it goes, whatever

Raekwon & Ghostface Killah, Heaven & Hell

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Didar est un poète enchaîné à son métier de journaliste, labeur alimentaire peu épanouissant mais nécessaire à la survie de sa famille. Doit-il continuer son œuvre confidentielle ou compromettre son idéal en acceptant d’écrire l’histoire familiale, forcément hagiographique, d’un riche industriel qui souhaite inscrire son nom dans l’Histoire du Kazakhstan ? Didar doute d’autant plus qu’il est tenté par les richesses terrestres immédiates de la grande consommation. La lecture d’une biographie de Makhambet Utemissov, poète kazakh assassiné en 1846 par le pouvoir politique et maintenant élevé au rang de gloire nationale, va l’aider dans sa réflexion.

Un poète est-il par essence à contre-courant de son époque ? La poésie sort-elle inévitablement victorieuse de l’épreuve du temps ? Les monuments artistiques (littéraires, picturaux ou architecturaux) ne sont-ils pas in fine les uniques vestiges des civilisations ? La réponse à cette dernière question est évidemment positive. Question subsidiaire : comment un poète de langue kazakhe peut-il vivre décemment dans le Kazakhstan contemporain du matérialisme marchand et du déclin de la langue kazakhe face au russe et à l’anglais ?

Ce n’est pas un hasard si Poet s’ouvre par une scène très didactique et argumentée de statistiques où des journalistes débattent de la disparition progressive des langues. On entend donc : « Il reste encore 6 700 langues. Parmi elles, toutes les deux semaines, il y en a une qui s’éteint. Sur cette lancée, dans 250 ans, toutes les langues auront disparu. Aujourd’hui déjà, 360 langues n’ont que 50 locuteurs. 3 000 d’entre elles n’en comptent que 10 000. 86% des langues sont parlées par 3% de la population. » Avant la conclusion, péremptoire : « Le monde converge vers une seule langue, une seule culture. » S’ensuit un débat complémentaire sur le statut des poètes au Kazakhstan : s’ils sont les seuls à tenter de résister pour défendre la langue kazakhe, comment peuvent-ils le faire aujourd’hui alors qu’ils peinent à vivre de leur art ? Deux débats, donc, sur la poésie et la défense d’une culture (et, par extension, d’un peuple).

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Nationalisme romantique

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Ce débat des journalistes sur l’avenir de la poésie au Kazakhstan, en présence d’un Didar qui ne dit mot, est symptomatique d’un mouvement idéologique né au XVIIIe siècle en Europe et qui s’est exporté à l’ensemble du monde, y compris en Russie et en Asie centrale : le nationalisme romantique.

Un rappel s’impose : à partir de 1789, la Révolution française et les guerres napoléoniennes vont fracasser les pouvoirs politiques de l’Europe et dynamiser la notion de Nation axée sur l’appartenance d’individus très divers (quelle que soit leur classe) à un territoire, une idéologie, une histoire et une culture. L’esprit de la Révolution française, c’est-à-dire la libération d’un peuple contre un pouvoir monarchique tyrannique, va se répandre jusqu’en Grèce dont le soulèvement contre l’Empire ottoman dans les années 1820 sera soutenu et en partie financé par Lord Byron. Cette implication du poète anglais (VRP du romantisme et BHL de l’époque) est exemplaire du rôle de la littérature dans le soutien de l’esprit révolutionnaire et de l’autodétermination des peuples.

Omirbaev PoetÀ l’esprit international de révolution des peuples répond la naissance du roman historique, comme l’a étudié le philosophe marxiste Georg Lukács. Avec ses romans Waverly et Ivanhoé, Walter Scott invente un genre qui met en scène des soulèvements populaires passés bien réels mais révisés à l’aune d’une vision politique contemporaine et où des personnages de fiction côtoient les rois et reines, où la petite histoire du peuple est le moteur de la grande Histoire. Glorifiant tantôt le peuple écossais (dans Waverly) ou le « peuple britannique » dans son ensemble (avec la réconciliation historique des Normands et des Saxons) dans Ivanhoé, Scott propose des romans qui illustrent et justifient a posteriori l’existence d’un peuple uni et cohérent dont les racines sont anciennes via l’Histoire et le folklore. 

Walter Scott fera des émules. Ainsi Victor Hugo en France (Notre-Dame de Paris, L’Homme qui rit…) ou Pouchkine en Russie (La Fille du capitaine). À ces romans s’ajoutent, tout au long du XIXe siècle, la redécouverte ou un regain d’intérêt pour les épopées et légendes folkloriques (avec une dimension parfois plus régionale que nationale) : Chanson de Roland, Chanson des Nibelungen, Beowulf ou les nombreux contes bretons rassemblés par Anatole Le Braz.

1917 est un nouveau séisme politique et historique qui concerne ici directement le Kazakhstan. Comme la Révolution française, la Révolution russe est un point de bascule qui met fin au régime tsariste au profit (jeu de mots involontaire) des bolchéviques. Quelle propagande et quelle interprétation historique cela implique-t-il ? Pour le cinéma, Eisenstein réalise en 1925 Le Cuirassé Potemkine, l’histoire d’une insurrection populaire de 1905 considérée comme précurseur de la Révolution d’Octobre. Le pouvoir bolchévique relit l’histoire à l’aune de la Révolution pour unir le peuple autour d’idéaux, tout comme Walter Scott interprétait les enjeux politiques du XIIe siècle dans Ivanhoé avec sa vision de contemporain de Napoléon et de George IV (il y a bien sûr des limites à cette comparaison mais elle reste valide dans sa logique d’utilisation d’un canvas historique pour légitimer, par une œuvre de fiction, littéraire ou cinématographique – et s’inspirant de faits réels – le pouvoir et l’idéologie en place).

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Folklore kazakh

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En 1926, Dziga Vertov réalise le film documentaire La Sixième Partie du monde, un plaidoyer pour rassembler les populations des régions de l’Asie centrale. Comment réunir les populations éloignées du pouvoir central autour du bolchévisme ? Le cinéma jouera son rôle de « bolchévisation » des peuples centrasiatiques. Amangueldy, le premier film de fiction kazakhstanais, est distribué en 1938 : c’est une œuvre de propagande à la gloire d’Amangueldy Imanov, promu premier héros national pour avoir soulevé une partie des paysans contre le tsarisme et adhéré au bolchévisme. Promouvoir des figures régionales (Géorgie, Ukraine et les 7 pays en « stan ») comme héros de la Révolution sera une constante du cinéma russe.

À partir de 1945, dans un souci d’unité des différents peuples de l’URSS, le pouvoir politique produit de nombreux films biographiques de figures nationales (considérées, dans des exercices de contorsions plus ou moins experts, comme des flambeaux d’idéaux proto-révolutionnaires) : Rainis de Youli Raizman (un poète lituanien), Glinka de Grigori Alexandrov (un compositeur russe) ou Djamboul d’Efim Dzigan (un musicien et poète kazakh). Cette volonté s’accompagne d’une redécouverte générale des folklores locaux, ce que l’on voit dans Poet d’Omribayev dans les scènes où deux artistes russophones exhument, en 1966, le corps du poète Makhambet Utemissov, assassiné en 1846, et enterré au milieu d’un champs d’oubli, sans sépulture officielle.

Darezhan Omirbayev Poet

L’histoire d’Utemissov est idéale pour la stratégie narrative, à la fois de l’URSS et de la République socialiste soviétique du Kazakhstan : dans les années 1830-1840, en poète et activiste politique (le Byron local ?), il a soutenu des insurrections contre la Russie tsariste et la seigneurie locale de la Horde de Boukeï. Russophone, Utemissov a écrit à la fois en russe et en kazakh des libels politiques anti-tsaristes et des poèmes glorifiant le mode de vie nomade et les traditions kazakhes. Sa figure peut donc être récupérée par deux pouvoirs politiques : l’URSS pour honorer un opposant à la tyrannie tsariste (et donc un proto-révolutionnaire d’Octobre 1917) et le Kazakhstan pour louer un poète des traditions locales et un défenseur des petites gens.

L’art poétique témoignant de toute une culture locale, nationale : voilà le postulat affirmé par les journalistes au début de Poet. Laisser cette poésie mourir, c’est donc faire mourir une langue, une culture, un état d’esprit, une histoire, une nation.

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Rêves et réalités

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Dans Poet, Utemissov et Didar sont interprétés par le même acteur, Yerdos Kanayev, afin de tisser des liens entre deux figures de poète, le premier en 1846, le second en 2020. Quelle que soit l’époque, la vie du poète est difficile. Utemissov vit en exil avec sa famille dans une yourte, travaillant la terre. Didar vit chichement dans un appartement grâce à son travail alimentaire de journaliste. La lecture de la biographie d’Utemissov et le destin de son cadavre (oublié plus de 100 ans, puis exhumé et stocké dans un débarras avant d’être finalement dignement enterré dans un mausolée) font prendre conscience à Didar que sa vie présente sera difficile mais que ses efforts seront récompensés après sa mort. Un sacrifice. Cruelle destinée ! C’est également une vision bien romantique du statut de l’artiste, à contre-courant de son époque, incompris et plaintif, qui nous renvoie au courant littéraire européen qui a suivi les guerres napoléoniennes, avec un culte du moi exacerbé.

Omirbayev joue avec ce culte du moi dans les scènes de rêves surréalistes de Didar qui parsèment le film. L’occasion de revoir le fameux plan récurrent chez le réalisateur, où un personnage est sur le point de s’endormir ou vient de se réveiller, immobile, la tête sur l’oreiller et les yeux ouverts. Le sommeil comme pause biologique nécessaire, temps de réflexion rationnelle et, surtout, exploration du subconscient. D’où ces rêves très clichés dans lesquels Didar s’imagine poète à succès évoluant dans les hautes sphères de la société : un tripot enfumé dans lequel une plantureuse jeune femme nue lit de la poésie allongée sur une table, lunettes et escarpins rouges comme uniques parures. Autre scène : Didar déambulant dans un grand magasin d’électronique où des écrans de télévision diffusent sa participation à une émission littéraire et où la présentatrice lui cire les pompes avec une question à rallonge sur la fin de la poésie, le déclin de la lecture et la vie misérable des artistes.

Darezhan Omirbayev

Si Omirbayev joue avec les discours éculés du romantisme, il manie également le concept marxiste du fétichisme de la marchandise. D’où des rapports humains très impersonnels et toujours conditionnés par un objet. Didar parle très peu dans le film. Lorsqu’il est tenté par une voiture de luxe, le dialogue entre lui et le vendeur tourne court. Didar reste sans voix. Les dialogues les plus significatifs sont ceux avec sa femme ou avec cette jeune admiratrice de poésie… qui bégaie. Récupération suprême de la poésie en marchandise et en objet décoratif lorsque Didar retrouve un ancien camarade d’université devenu gérant d’un restaurant appelé Poésie et dont les murs sont tapissés de portrait de poètes…

Poet est un film subtil à plusieurs niveaux de lecture sur la fonction, le pouvoir et l’avenir de la poésie. C’est aussi une réflexion sur le devenir des cultures locales à l’heure de la globalisation. Omirbayev évite d’être trop lisse et convenu dans ses réponses. Évidemment que la poésie a plus de valeur (au moins dans un sens du terme) que les transactions à haute fréquence, les dernières collections de maroquinerie de luxe ou le nouveau gadget électronique. Omribayev devance l’évidence et joue avec les lieux communs du courant romantique et la philosophie de l’histoire à tendance marxiste. Une fusion assez logique pour un réalisateur qui a grandi dans un pays anciennement soviétique, maintenant ouvert au néo-libéralisme ambiant.

Marc L’Helgoualc’h..

Poet de Darezhan Omirbayev. Kazakhstan. 2021. En salles le 14/12/2022.

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