EN SALLES – Vive l’amour de Tsai Ming-liang

Posté le 30 novembre 2022 par

A l’occasion de la rétrospective dédiée au cinéaste Tsai Ming-liang au Centre Pompidou, Vive l’amour, sorti initialement en 1995, fait son retour dans nos salles obscures.

Trois personnages et trois destins croisés. Hsiao-kang travaille dans les pompes funèbres, Mei est agente immobilière, Ah-jung vend des vêtements sur un marché nocturne. Un appartement de Taipei devient alors témoin du chassé-croisé de ces âmes esseulées.

Si Vive l’amour ne se pose en rien comme continuité des Rebelles du dieu néon (nous ne sommes plus à Ximending mais dans le quartier résidentiel de Da An), l’on éprouve pourtant un étrange sentiment de déjà-vu, en premier lieu chez les occurrences de personnages. Celui interprété par Lee Kang-sheng se nomme en effet Hsiao-kang, que l’on retrouvera dans beaucoup des films de Tsai Ming-liang. Son rôle est ici presque identique, maniaque et parasite, en constante névrose, squattant dans le plus grand des secrets l’appartement occupé par Ah-jung (interprété par Chen Chao-jung) et Mei (interprétée par Yang Kuei-mei). Ce n’est sûrement pas un hasard si les personnages portent le même nom que les acteurs, témoignant des essais ultraréalistes entrepris par Tsai au point même de conjuguer fiction et réalité. L’imaginaire rétro du premier laisse place à un Taipei en perpétuelle mutation, « lancé vers le futur mais sans mémoire », ce qui est bien le propre de l’identité confuse de l’île. Avec un tel scénario, trois personnes qui occupent un même lieu sans le savoir, il serait facile d’en extraire un comique de situation, sinon une quelconque comédie romantique. Tout l’intérêt de la chose est donc de constater comment Tsai exploite le concept paradoxal du « seul-ensemble », ainsi que les corps et lieux au travers de ses personnages. Ils sont ici plus moites, inhospitaliers, anarchiques, et filmés avec une telle ardeur que Tsai se pose définitivement comme cinéaste de l’obsession.

Plutôt qu’une intrigue traditionnelle, se déploie une parfaite pratique du minimalisme, tant à l’image que par la narration. Le cinéaste compose de longs plans magnétiques de moments en apparence banals, qui illustrent des portraits incomparables de la condition urbaine moyenne. Les personnages sont les victimes d’une vie illusoire, du musée grandiose d’un Taipei débordant de matérialisme et d’errance à revendre. Il est presque possible de confronter ce modèle à celui de Hong Sang-soo, de ses plans-séquences où subsiste l’amertume. Pauvre de dialogues mais riche de symboles et de lectures sensorielles, une fois n’est pas coutume : tout porte à croire que Tsai nous confronte à l’incommunicabilité entre les êtres. Ainsi, le personnage de Hsiao-kang léchant une pastèque n’a rien de comique, mais instille plutôt sa frustration sexuelle et sentimentale par l’absurde puisque ce fruit se veut être métaphore de la fécondité dans la culture chinoise (cf. La Saveur de la pastèque). Le film est en ce sens bien plus langoureux et morose que son prédécesseur, porté sur l’amour, son impossible réalisation, à tel point que l’un des souffrants se scarifie de tristesse des heures durant. La même année sortait d’ailleurs le Confusion chez Confucius d’Edward Yang ou le Salé, Sucré d’Ang Lee (belle année pour Taïwan), et il intéressant de mettre en parallèle leur représentation de la jeunesse : l’une est chaleureuse et nostalgique, l’autre froide et dénuée d’horizon. Au sein d’un même foyer, paysage de déambulation et de promiscuité, aucune âme ne se trouve ni entre en communion.

L’imagerie glaciale et marmoréenne du film ne fait que révéler davantage cette incomplétude amoureuse, et l’aliénation, car les personnages reflètent leur environnement. Le réalisme cinglant s’exprime par le vide immobilier, des teintes douces aux lumières basses et naturelles, à l’assaut de l’atmosphère mélancolique. Il en va de même pour la dimension sonore, amplifiant les respirations et le bruit des pas dans l’appartement. Motivés par l’ennui que la société contemporaine leur impose, les personnages ne font que commettre des actes prosaïques, empreints de futilité comme d’accablement. Le médium immobile de Tsai, sans être contemplatif, embrasse à merveille le monde en constant mouvement. Vive l’amour donne pourtant l’impression de balayer la solitude d’un revers de caméra, de bémoliser la peine qui les habite. Hsiao-kang devient de plus en plus empathique à mesure qu’il partage l’amour de Mei et d’Ah-jung, supposant même qu’il tombe amoureux de cet homme. Il viendra s’allonger à ses côtés, dans un lit encore chaud d’une nuit de luxure. Le silence est une langue complexe pratiquée par Tsai comme nul autre. Face à cette crise existentielle, ni Hsiao-kang, ni Ah-jung, ni Mei ne peuvent lutter. On retrouvera ainsi cette dernière en extérieur, jusque-là très absent, et la voir pleurer de longues minutes ne peut que dévaster le spectateur qui aura appris à l’aimer. Car le vaste monde n’a rien à envier à cet appartement parmi tant d’autres, il est aussi laid et synonyme de désespoir. Rien ni personne ne provoque les larmes, elles sont simplement l’éternelle réponse.

Tsai Ming-liang signe un film d’une délicatesse, d’une douceur et d’une tristesse infinies. Peut-être est-ce là son œuvre la plus significative ou du moins la plus cafardeuse, en dépit de son titre qui semble tout augurer sinon de célébrer l’amour.

Richard Guerry.

Vive l’amour de Tsai Ming-liang. 1994. Taiwan. En salles le 30/11/2022

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