FFCP 2022 – Hommage de Shin Su-won : A Room of One’s Own

Posté le 31 octobre 2022 par

Pour ce 5ème long-métrage, Shin Su-won ne plonge plus dans les abîmes des institutions coréennes et des violences qu’elles produisent ; elle se plonge dans son propre abime. Hommage explore un pan du cinéma coréen, à qui elle va rendre, non pas une image manquante mais un son, celui des voix des femmes qui le font : la voix de Park Nam-ok (première réalisatrice coréenne en 1954), Hong Eun-won (réalisatrice des années 60) et la sienne. C’était à découvrir au Festival du Film Coréen de Paris (FFCP) !

Nous suivons Ji-wan (Lee Jung-eun), une femme cinéaste en crise créatrice, existentielle et familiale. Alors que son dernier film n’a pas le succès attendu, la cinéaste se voit proposer de faire les dialogues manquants de A Woman Judge (Hong Eun-won, 1954) et de superviser la ressortie des films de réalisatrices récemment retrouvés. Hommage se déploie comme une chronique documentaire, une autofiction satirique, et un conte fantastique. Ces facettes sont cristallisées dans l’œuvre, mais forment en réalité le cœur du cinéma de Shin Su-won après 15 ans de carrière. La cinéaste semble faire une sorte de bilan fictionnel de sa vie bien réelle, pour retrouver le désir, la force et la conviction des premières femmes cinéastes coréennes, et donc une place dans le cinéma coréen. Nous assistons à une sorte d’errance entre captation d’un quotidien prosaïque, notamment dans les disputes entre Ji-wan et son mari (Kwon Hae-hyo, acteur récurrent de Hong Sang-soo), recherche documentaire sur la vie des femmes réalisatrices et puis des moments de flottement, où les spectres viennent hanter Ji-wan en crise artistique.

Il suffit d’avoir vu Shin Su-won en photo pour comprendre que Ji-wan n’est qu’une alter-ego de la cinéaste que Lee Jung-eun (qui porte les mêmes lunettes que la cinéaste dans la vie) interprète de manière assez juste tant elle rompt avec ce que l’on attendrait de la vie d’artiste. L’attitude nonchalante et très directe de Ji-wan crée un contraste avec les émotions qu’elle veut exprimer dans ses œuvres. Ce n’est donc pas un hasard si la fiction se construit sur un épisode précis de la carrière réelle de la cinéaste. En 2017, Shin Su-won réalise et écrit Glass Garden. Si le film est bien reçu par une partie de la critique internationale à l’époque, il ne trouve pas son public dans les salles coréennes. Cet échec va faire douter la cinéaste qui, jusqu’à alors, avait acquis une certaine importance à l’international grâce à ses chroniques sociales très justes et à un certain lyrisme qui la faisait parfois lorgner vers le fantastique dès son premier long-métrage, Pluto, en 2013. Ce doute va la travailler jusque dans son désir de cinéma car le fantastique, voire le traitement gothique de la mise en scène serait, selon elle, propre à son regard de femme, et c’est justement ce que le public coréen ne voulait pas voir. La cinéaste va donc se servir de cette épisode de sa vie comme base de Hommage, où Ji-wan subit un bide après la sortie de son troisième film (comme ce fut le cas pour Shin Su-won), justement nommé Fantôme. Hommage brouille donc le réel autobiographique de sa créatrice et sa fiction, mais va plus loin. Ji-wan l’alter-ego de la cinéaste, commence à voir des ombres, entend des voix et se fait petit à petit contaminer par les œuvres des premières réalisatrices coréennes. Shin Su-won met donc en scène un jeu d’interpénétration, d’images et de sons rémanents, et d’infection propre au gothique ou du moins aux œuvres sur les fantômes dans le langage cinématographique. Elle rend son propos clair dès le début du film quand, en se regardant dans la vitre qu’elle a elle-même endommagé en « lançant une lampe une fois », Ji-wan se dédouble. Une autre occurrence qui rattache la cinéaste à une grammaire qu’elle veut revendiquer : alors qu’elle prend sa douche, Ji-wan entend une voix de l’appartement voisin qui est pourtant vide. De choix plus subtils à des expérimentations poétiques avec des ombres fantomatiques ou des recréations d’images manquantes, la cinéaste nous plonge dans une œuvre hantée qui explore ses propres angoisses d’artiste autant que ses angoisses de femme.

Le gothique, plus largement le fantastique, dans la littérature, a été traité péjorativement comme des genres « féminins ». Si, initialement, ce qualificatif visait à amoindrir la portée esthétique et l’importance de ces œuvres, les autrices se sont appropriées le genre au fil des années pour y exprimer les angoisses existentielles voire la violence viscérale, traumatique, mentale de leur condition de femme. C’est dans cette tradition que vient s’inscrire la cinéaste coréenne, qui va invoquer les spectres des femmes cinéastes mais également les problèmes qu’elles ont subis. Encore une fois, les structures gothiques sont à l’œuvre, même dans la veine plus documentaire de Hommage. Quand Ji-wan va se rendre en dehors de la ville pour retrouver la monteuse du film qu’elle tente de sauver, celle-ci se présente au milieu d’un passage entourée par les herbes et les plantes qui vont au gré du vent. Des la première apparition, la monteuse est déjà une figure mystique, une chamane. Et bien sûr, le rôle historique de la chamane en Corée du sud, est de lier le visible et l’invisible, de faire la suture entre deux mondes. C’est également celui d’une monteuse. Shin Su-won réussit par cette rigueur formelle à toujours être en équilibre entre ce qui pourrait être une chronique existentielle à la Hong Sang-soo et une œuvre tardive d’Alain Resnais. Elle se livre totalement sur son amour du cinéma, en tant que femme dans cet héritage singulier, par exemple, quand Ji-wan doit se faire retirer l’utérus (à cause d’une infection) et qu’en parallèle, elle retrouve les bobines découpées par la censure coréenne des années 60 pour rendre l’œuvre complète. On pense même parfois à Center Stage de Stanley Kwan pour le soin que prend la cinéaste à recueillir une parole documentaire sur l’histoire du cinéma coréen autant que sur la création cinématographique mais avec les moyens de la fiction. Ou à Goodbye Dragon Inn de Tsai Ming-liang quand Ji-wan doit se rendre dans un cinéma abandonné où les ombres des passants dans la rue, les spectateurs incongrus et les chats créent les mouvements d’ombre dans l’écran vide. Mais dans les grands remous de la création, de l’introspection, des spectres et de l’Histoire, les plus beaux moments de l’œuvre sont ceux que partage la cinéaste avec sa collègue chamane/monteuse d’un autre temps, sa productrice/amie et surtout son fils/poète. Car le véritable hommage n’est pas celui que ferait Shin Su-won à de grandes idées ou un héritage abstrait. C’est celui, très lyrique, de la beauté prosaïque de la vie, celle de femme et d’artiste, qu’il suffirait de capter pleinement dans la lumière comme dans l’ombre pour la désirer. C’est un hommage à celles qui, malgré tout, étaient et restent visibles.

Kephren Montoute

Hommage de Shin Su-won. Corée du Sud. 2021. Projeté au FFCP 2022

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