LE FILM DE LA SEMAINE – Decision to Leave de Park Chan-wook

Posté le 28 juin 2022 par

Six ans. En effet, il aura fallu six années, une pandémie et quelques confinements pour revoir un film de Park Chan-wook au cinéma. Après un passage réussi à la télévision avec son adaptation de La petite fille au tambour de John le Carré, on attendait fébrilement de savoir, parmi les nombreux projets annoncés du réalisateur sud-coréen, lequel allait être filmé, et ce fut le scénario original Decision to Leave qui fut retenu. Désormais en salles après un passage à Cannes, cette énième variation hitchcockienne est-elle un bon cru de son auteur ?

C’est au cours d’une projection vidéo de Vertigo d’Alfred Hitchcock au ciné-club de son université que Park Chan-wook comprend la puissance évocatrice du cinéma et qu’il eut la révélation qu’il deviendrait cinéaste. Une obsession cinéphile qui, longtemps, hanta son travail et son esthétique dans laquelle il y développa la rigueur de sa mise en scène et son goût pour la manipulation. Avec Decision to Leave, il revient à ses premières amours dans le déroulé d’une enquête menée par l’inspecteur Hae-Jun sur la mort, semble-t-il accidentelle, d’un fonctionnaire à l’immigration, tombé d’une falaise lors d’une session d’escalade. Très vite, les soupçons vont se tourner vers sa jeune épouse chinoise Seo Rae, une séduisante jeune femme au comportement troublant.

Sur un postulat bien balisé que les spectateurs connaissent déjà par cœur, l’auteur de Old boy tisse sa toile et donne en guise d’appât cette histoire de veuve noire, figure mythique du genre policier pour mieux déjouer nos appréhensions tout au long du métrage. Construit en deux parties miroirs qui se répondent tel un dialogue de film noir, la trame de cette enquête policière décrit dans un premier temps la filature méthodique de son inspecteur qui se rapproche imprudemment de la suspecte, et va très vite, trop vite, nouer une forme de complicité avec elle et dont la relation influera immanquablement sur le cours de son investigation. Le cinéaste joue de l’ambiguïté des genres entre l’enquête policière et la romance à rebours. L’inspecteur, pris à son propre piège, ne cherche plus simplement à impressionner et mettre à l’aise la suspecte mais développe, sans s’en rendre compte, des sentiments amoureux pour elle. La veuve, bien que soupçonneuse, n’est semble-t-il pas si venimeuse que redoutée, mais la relation entre les deux protagonistes n’en sera pas moins toute chamboulée pour autant. A cette première enquête à la résolution déceptive, le cinéaste relance son histoire en lui opposant un acte dramatique qui est son double négatif. L’intrigue policière n’en devient qu’un moteur narratif traité en filigrane et laisse la part belle à la résolution de l’énigme amoureuse. Le chassé croisé amoureux glisse progressivement vers une tragédie empreinte d’un fort sentiment de mélancolie et prend une toute autre dimension, quasi abstraite, indéfinissable.

Très vite Park Chan-wook développe dans sa narration un éventail de ressorts dramatiques et comiques bien plus subtils qu’à son habitude. Ce retour aux sources apparaît pour lui comme une façon de se réinventer, et cette matière première est un terreau idéal afin de retrouver le fuel qui nourrit son cinéma. Et c’est dans son vœu originel qu’il va se délester de deux composants un peu encombrants de son bagage cinématographique, à savoir le sexe et la violence, pour mieux se concentrer sur ses personnages et leurs évolutions personnelles et sentimentales.

Déjà dans la description de ses deux protagonistes, il parvient brillamment à déjouer les archétypes du genre. Park Hea-il y campe un inspecteur, bon, poli qui souffre d’insomnie et mène une vie amoureuse, certes à distance en raison de sa profession, mais épanouie et banale. Tang wei, quant à elle, n’est en rien une garce manipulatrice, mais une femme pleine d’empathie et de compassion qui a le courage de suivre son cœur et cherche à survivre dans un pays dans lequel elle est étrangère .

Le film affiche une volonté de se poster à contre-courant, un désir de renouveler les codes du cinéma de Park Chan-wook et aussi d’offrir à son couple d’acteurs des rôles sur mesure. Bien que le cinéaste prenne un soin maniaque dans la présentation de son couple de personnages toujours tirés à quatre épingles, il met met un point d’orgue à conserver une touche de naturel, notamment dans les maquillages qui ne masquent pas les rides de ses acteurs, comme pour mieux y trouver une forme de vérité dans leur relation. Park Chan-wook nous offre une mise en scène des plus vertigineuses et y déploie une sophistication des plus raffinées dans son emploi de la caméra et de ses outils de montage à base de jump cuts et d’effets de transition savants pour créer cette proximité et cette approche très sensorielle de la tension de cette romance asynchrone. Il joue beaucoup sur les valeurs de plans, les réflexions et les symétries pour suggérer les troubles de leurs sentiments. Bien que très chaste dans sa description, au moyen d’un mixage son à fleur de peau et de sa façon de mettre en scène les éléments naturels, il parvient à suggérer aux spectateurs des sensations très charnelles et même les odeurs d’un parfum vaporisé sur le pansement qui va jeter un trouble chez l’inspecteur.

Park Chan-wook développe une forme assez savoureuse dans l’utilisation des outils de langage entre les deux protagonistes. Tang Wei interprète une immigrée chinoise qui a appris le coréen en regardant notamment des dramas historiques. Elle emploie donc des expressions datées et parfois hors de propos. Elle s’exprime notamment au travers du traducteur de son téléphone. L’emploi de cet artifice crée une forme de distance ou semble suggérer plus qu’elle ne paraît. Il semblerait aussi que certaines subtilités dans le langage se soient perdues dans la traduction.

A la vision de Decision to Leave, on ne peut que reconnaître le prix de la mise en scène comme une évidence tant Park Chan-wook atteint de nouveaux sommets dans la maîtrise et le brio de ces outils narratifs et de réalisation. Plus encore, il nous révèle une note sensible insoupçonnée et livre son film le plus subtil et le plus émouvant. Un succès partagé par son couple d’acteurs qui apportent toutes les nuances à des personnages en marge des stéréotypes du genre. On ne peut qu’espérer que ce film devienne charnière dans le futur de la filmographie de son auteur, qu’il ouvre une nouvelle voie et nous fasse découvrir toute l’étendue de son talent.

Martin Debat et Hémi Sujin Kim.

Decision to Leave de Park Chan-wook. Corée du Sud. 2022. En salles le 29/06/2022

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