VIDEO – La Grande Ville de Satyajit Ray, tourments de l’émancipation féminine

Posté le 26 mars 2022 par

Ancré dans les mutations socio-économiques que connaît l’Inde depuis le début du XXe siècle, Satyajit Ray décide pour la 1ère fois en 1963 de mettre Calcutta au centre d’une de ses  réalisations. Moderne, émancipatrice et parfois cruelle, La Grande Ville (Mahanagar) est une œuvre incontournable de la cinématographie du cinéaste bengali, disponible en version restaurée 2K, dans un sublime coffret, en DVD et Blu-Ray, contenant 6 films du cinéaste et édité par Carlotta Films.

C’est dans sa ville natale que Satyajit Ray pose ses caméras au début des années 1960. Plutôt réputé pour être le cinéaste du monde rural après le succès fulgurant de La Trilogie d’Apu (1956-1959), Ray décide cette fois d’explorer les ressorts et les conséquences d’un libéralisme économique et social en plein boum dans la capitale effervescente du Bengale. 

Par un long traveling suivant le pantographe d’un tramway en mouvement, Calcutta prend forme lentement devant nos yeux dans une scène d’ouverture particulièrement brillante. Une fois le générique passé, la caméra change ensuite son focus pour suivre le personnage de Subrata (Anil Chatterjee), un homme d’une trentaine d’années qui rentre chez lui après son travail. Les rues sont bruyantes, des enfants courent et jouent avec des cerfs-volants. Une fois qu’est franchi le palier de la maison familial, les bruits ne faiblissent pas, et la musique que les voisins écoutent à la radio se mêle aux sons des ruelles. Seuls les beaux quartiers résidentiels échappent à l’agitation, occidentalisés dans leur aménagement tout comme dans leur culture.

Personnage à part entière, la ville fait et défait les vies des personnages, dans une Inde en plein bouleversement économique et social. Pour dépeindre cette réalité, Satyajit Ray se penche sur les difficultés financières que connaît une famille de classe moyenne dont les seuls revenus reposent sur un homme, Subrata : avec ce seul emploi, la société indienne attend de lui qu’il subvienne à ses parents, sa jeune sœur, son petit garçon et son épouse, Arati (Madhabi Mukherjee). Cette dernière, femme au foyer préoccupée, décide de trouver un travail pour lui venir en aide contre l’avis de ses aînés.

Au sein de ces familles éduquées mais plutôt modestes et traditionnelles, la pression mise sur les hommes pour pourvoir aux besoins du foyer est en effet immense. Alors que le revenu est une question d’honneur et de principe pour le pater familia, l’entrée des femmes sur le marché du travail bouleverse l’ordre établi. Quand Arati décroche un poste de démarcheuse et ramène fièrement son premier salaire, son beau-père refuse ainsi de lui adresser la parole et préfère aller mendier et s’humilier auprès d’anciens étudiants. 

Avec une caméra attentive et privilégiant les plans serrés, Satyajit Ray filme les conflictualités et les tourments qui secouent le petit cocon familial, avec une concentration toute particulière pour son socle féminin. Interprétée par Madhabi Mukherjee pour sa première collaboration avec Ray, avant l’immense Charulata un an plus tard, la jeune épouse aimante et timide fait montre d’une indépendance et d’une force surprenante au fur à mesure du récit. Excellente dans son travail, elle découvre aussi la sororité aux côtés d’un petit groupe de collègues qui tentent de faire valoir leurs droits, et comprend pour la première fois qu’elle peut être autre chose qu’une mère de famille : dans un jeu intéressant de caméras, Satyajit Ray filme la jeune femme s’observant un jour dans un miroir après avoir reçu sa première paie. Les liasses de billets en main, elle s’observe malicieusement, un grand sourire se dessinant sur son visage habituellement grave. Sa collègue lui offre un petit rouge à lèvres qui devient le symbole de sa nouvelle liberté et avec lequel s’amuse le réalisateur tout au long du film. 

Malgré des comportements souvent arriérés et machistes face à ces femmes qui découvrent leur valeur par le travail, La Grande Ville ne fait toutefois pas des hommes les antagonistes du récit. Au tout noir et blanc, Satyajit Ray préférait en effet la liberté d’action et de paroles de ses personnages, qu’il nous laissait juger. Magnifique et sensible récit d’émancipation féminine, La Grande Ville s’intéresse donc aussi à des hommes vulnérables et honteux, incapables de s’adapter ou d’accepter les changements d’un monde urbain toujours plus frénétique et aux nouvelles conventions déconcertantes.

Film du modernisme et de l’intime, porté par des acteurs dirigés d’une main de maître, par un réalisateur au sommet de son art, La Grande Ville reçut l’Ours d’argent au festival de Berlin en 1964.

BONUS

À propos de La Grande Ville : entretien avec Charles Tesson (7 min). Comme le souligne le critique, historien du cinéma et auteur du livre Satyajit Ray (Cahiers du cinéma, 1992), La Grande Ville est une œuvre majeure dans la cinématographie du réalisateur, qui nous donne à voir une réalité sociale très contemporaine. Ray filme la ville à la fois de façon horizontale, en nous promenant de tramways en ruelles, et de façon verticale, en nous emmenant dans des immeubles de bureaux, symboles d’un libéralisme grandissant et d’une hiérarchie sociale intimidante. La Grande Ville est aussi la première collaboration de Ray avec Madhabi Mukherjee, qu’on retrouvera dans Charulata et Le Lâche. L’actrice au visage expressif et au jeu subtil apporte quelque chose de très fort à Ray, pour lequel elle n’a d’ailleurs pas hésité une seconde à travailler. En plaçant les femmes au centre de ses réalisations, le cinéaste allait en effet à contre-courant de ses contemporains, qui donnaient aux figures féminines de simples rôles de faire-valoir.

Bande-annonce du film (1mn25) dans le cadre de sa sortie au cinéma en version restaurée en 2014

Audrey Dugast 

La Grande Ville de Satyajit Ray. Inde. 1963. Disponible dans le coffret Satyajit Ray en 6 films, en DVD et Blu-Ray chez Carlotta Films le 01/03/2022

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