HENRI – Out There de Ito Takehiro

Posté le 19 janvier 2022 par

Sur Henri, la plateforme de La Cinémathèque française, nous pouvons accéder pour quelques semaines encore à une salve de films de jeunes réalisateurs japonais, dans le cadre du cycle Japan Fringe. Sortis après 2011, année du tsunami et de Fukushima, ils témoignent des aspirations de ces cinéastes contemporains après cet événement chaotique, source de fortes inquiétudes. Intéressons-nous ici à Out There de Ito Takehiro, film expérimental à la frontière de toutes les formes, qui transcende le questionnement intérieur de toute une génération.

Un réalisateur doit reprendre un projet de film en suspend, à la demande de son producteur. Basé à Tokyo, l’équipe de tournage a déjà filmé plusieurs rushes à Taïwan, sans parvenir à concrétiser une idée de cinéma satisfaisante. Il se remet à caster des acteurs parmi lesquels un skateur taïwanais, parlant plusieurs langues. Le réalisateur retrouve, dans les doutes de ce jeune homme ce pourquoi il ne sent chez lui nulle part, et sa propre inquiétude.

Out There est un travail difficile à pitcher. Pour mieux comprendre l’existence d’un film aussi riche que cristallin et sensible, il faut revenir à sa genèse. Ito Takehiro est un jeune réalisateur, puisqu’il est né en 1984. Il a été élève de Kurosawa Kiyoshi, et même si ce dernier a enseigné le cinéma à de très nombreux jeunes artistes sans que tous s’en revendiquent, son influence est nettement palpable dans Out There. Ito souhaitait à la base tourner un documentaire sur le cinéaste de la nouvelle vague taïwanaise Edward Yang, et ainsi, il s’est rendu à Taïwan. Le travail de production avait bel et bien débuté, mais il butait à formuler un propos sur ce grand metteur en scène, si bien que le projet, en l’état, fut abandonné. Pendant l’avancement de la production, il a approché de jeunes taïwanais pour les inclure dans le film, et c’est ainsi qu’il rencontra Ma Chun-chih. Fortement inspiré par sa personnalité, il en fit l’acteur principal de ce qui devint Out There, où vous l’aurez compris, le personnage du metteur en scène ayant arrêté de tourner son film à Taïwan est un miroir du réalisateur lui-même, qu’il met en perspective de ce jeune acteur en devenir. Ses racines difficiles à définir en tant que Taïwanais, et ses doutes de trouver un endroit satisfaisant où s’établir un jour, reflètent une mélancolie urbaine et moderne que partage Ito et de nombreux autres jeunes gens de par le monde, un sentiment d’insatisfaction globale et d’un bonheur inaccessible.

Cette anecdote du documentaire taïwanais abandonné n’est pas tant intéressant pour sa reprise dans le pitch du film, que cette figure surplombant les cinémas d’Asie qu’est Edward Yang. Les cinéastes de la nouvelle vague taïwanaise ont été repérés et appréciés très tôt au Japon, à travers le travail du critique Ichiyama Shozo par exemple. Dans plusieurs de ses films, que ce soit That Day on the Beach ou The Terrorizers, Yang a dressé un portrait profond et grave de jeunes adultes perdus dans une société qui se déploie trop rapidement et qui se déforme sous leurs yeux, alors même qu’ils sortent tout juste d’une histoire terrible. Le Kuomintang de Tchang Kaï-shek avait dirigé l’île de Formose d’une main de fer à partir de 1949, date à laquelle les troupes nationalistes ont emmené de nombreux chinois du continent avec eux. Les tensions entre les deux populations, Chinois établis depuis des siècles et parlant le minnan, et Chinois émigrés après la défaite des nationalistes lors de la guerre civile chinoise parlant souvent le mandarin, ont été décrites par Yang dans son chef-d’œuvre de quatre heure : A Brighter Summer Day. Les films de la nouvelle vague taïwanaise témoignent de cette histoire moderne marquée par la violence, l’immigration forcée et la misère sur place. Ma Chun-chih, tel qu’il est décrit centralement dans Out There, hérite de cette histoire. Car la grande force du film est de glisser d’une séquence fictionnelle à la stylisation forte, à une séquence documentaire, de manière identifiée et fluide. Ma Chin-chuh, l’acteur qui met son propre vécu dans son jeu, devient intervenant de documentaire et interroge ses parents sur leur histoire. L’armée communiste a effacé de tout ce qui les retenait sur le continent, aussi n’avaient-ils pas besoin de revenir. Pour autant, la misère est à leur porte, et l’immigration vers les États-Unis est apparue comme une solution lors de la petite enfance de Ma. La concrétisation n’a jamais eu lieu, sans doute car les étrangers ne sont pas toujours les bienvenus dans une société crispée après le 11 septembre. On comprend ainsi pourquoi Ma ne se sent chez lui nulle part.

Par le biais de l’histoire de Ma, Ito s’intéresse précisément à l’histoire taïwanaise, aux Taïwanais et aux Chinois. Mais c’est pour mieux faire résonner ce qui l’anime lui-même, quelque chose de plus universel. Pour matérialiser ces doutes et sa mélancolie extrême, Ito use de la variation des formes et formats de cinéma. Il y a donc par instant un glissement de la fiction vers le documentaire, mais aussi du format 4/3 au 16/9, de la captation numérique à la pellicule 16mm, et surtout, de la couleur au noir & blanc, un noir & blanc terminal, qui rend chaque plan sidérant de beauté, et dont la profondeur du noir semble traduire celle des sentiments de son auteur. D’une manière générale, l’entremêlement de ces formes et couleurs se détache du pitch, brouille à dessein la localisation de l’action (il est impossible de définir si certaines scènes se déroulent à Tokyo ou à Taipei) et fait entrer la narration dans la contemplation. Lorsque la caméra se déplace dans un cinéma en ruines, où ruissellent les eaux des canalisations cassées et où la lumière trouve son chemin dans certains couloirs et pas d’autres, sur une poésie en prose en voix off, la beauté est partout et le temps se suspend. Ces ombres noires sur les murs, tout comme le doute sur la présence ou l’absence de la partenaire de Ma dans le décor, convoque les fantômes de Kurosawa Kiyoshi, tels qu’on les a vus dans Kaïro ou Loft.

Malgré sa structure savante et brumeuse, Out There est simple, rien d’autre que la stylisation transcendée de la mélancolie de son réalisateur, sentiment qu’il a ressenti face à la rencontre de quelqu’un « comme lui ». Dès lors, il n’y a plus qu’à se laisser bercer par des images à la plastique ultime et la beauté intérieure de ses personnages profondément humains.

Maxime Bauer.

Out There de Ito Takehiro. Japon-Taïwan. 2016. Disponible sur Henri jusqu’au 08/02/2022

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