DC MINI, LA CHRONIQUE DE STEPHEN SARRAZIN ET YANGYU ZHANG – Chapitre 27 : Anima

Posté le 11 octobre 2021 par

Stephen Sarrazin et Yangyu Zhang présentent dans DC Mini, nom emprunté à Kon Satoshi, une chronique pour aborder « ce dont le Japon rêve encore, et peut-être plus encore ce dont il ne rêve plus ». Ils évoquent ici Anima, film chinois de Cao Jinling.

L’exil

La Mongolie intérieure (Chine) d’aujourd’hui, qui borde la Mongolie et la Russie, est habitée par des Han, des Mongols, des Mandchous, des Evenki, des Oroqen, des Daur ainsi que de nombreux autres groupes ethniques. Les migrations constantes, les échanges, les conflits, la cohabitation et les mariages entre leurs ancêtres (peuples mongols, peuples toungouses, peuples turcs et Chinois Han) ont largement écrit l’histoire de la région, catalysant sans cesse l’assimilation et la différenciation des langues et des cultures. La complexité culturelle de la région en fait un récit plein de charme, mais cela se traduit par des écrits moins précis qui peuvent facilement frôler le romantisme et/ou l’exotisme.

À l’époque de la RPC, la région autonome de Mongolie intérieure était l’une des principales destinations du mouvement « Monter à la montagne et descendre à la campagne » ; elle a également été le théâtre de la purge politique contre les Mongols pendant la Révolution culturelle. Elle a bénéficié des politiques du gouvernement central à l’égard des minorités (pas d’obligation de respecter la politique de l’enfant unique, moins d’obstacles à l’accès aux écoles et aux emplois, etc). La zone de forêt vierge de l’est de la Mongolie intérieure a fait l’objet d’une exploitation prédatrice de la part de la République de Chine, de la Russie, du Japon et de la RPC ; les groupes ethniques tels que les Oroqen et les Evenki qui habitaient les montagnes ont alors été priés de partir et d’abandonner leur mode de vie cynégétique et pastoral. Après les années 1980, le vent de réforme et d’ouverture qui avait commencé à Shenzhen n’a pu atteindre le nord intérieur ; alors que l’économie du sud et du centre de la Chine a décollé, la Mongolie intérieure s’est toujours appuyée sur ses ressources forestières, minérales et d’élevage déjà surexploitées, et a subi les conséquences du déclin industriel, de la récession économique, de l’exode de la population et de la dégradation de l’environnement, comme l’a connu tout le nord de la Chine. Certaines mesures correctives ont été prises au tournant du siècle de manière tardive et abrupte, comme l’interdiction de l’exploitation forestière, qui a fait que des dizaines de milliers de travailleurs se sont retrouvés licenciés du jour au lendemain, devant chercher une encore une fois un nouveau foyer.

Le film Anima raconte l’histoire des Evenki et des Chinois Han juste avant l’interdiction de l’exploitation forestière. Il ne s’agit pas tant de l’histoire que de l’obsession d’un individu pour son héritage et les croyances Evenki. La persistance de ce personnage, Linzi (Wang Chuanjun), à ne jamais laisser la forêt derrière lui, l’amène à aller à l’encontre de la tendance de l’époque où tout le monde, y compris sa famille, était prêt à faire tout ce qu’il pouvait pour vivre plus richement. En termes de résultats, ses actions conduisent à une forme paranoïaque d’environnementalisme ; le point de départ n’est pas une préoccupation scientifique mais une croyance traditionnelle. Non seulement cette approche aplatit la question environnementale et ethnique, mais elle est également éloignée du contexte global de la Chine contemporaine, comme le symbolise la vie solitaire ultérieure de Linzi.

Le film s’appuie sur la vénération des Evenki pour la nature comme fondement spirituel. Néanmoins, dans leur ensemble, ils sont presque totalement silencieux et absents, uniquement représentés par le fils adoptif Linzi qui est de sang Han, et le fils « mouton noir » Tutu (Si Ligeng) qui a trahi les traditions. La protagoniste féminine, Chun (Qi Xi), qui est également une Evenki et qui est aimée par les deux frères, est indépendante et audacieuse dans la première moitié de l’histoire, montrant apparemment l’attrait audacieux des femmes de la « forêt », qui ne sont pas liées par l’éthique confucéenne comme les Chinois Han. Cependant, elle perd rapidement cette singularité après avoir épousé Linzi et devient un personnage malheureux et fatigué qui se contente de remplir ses fonctions d’épouse et de mère. Les parents de Linzi et de Tutu, la mère tuée accidentellement par une flèche lorsqu’ils étaient petits garçons, et le père qui se replie sur lui-même, apparaissent rarement dans l’histoire. Chaque personnage Evenki, y compris Linzi, porte sa propre solitude, isolée par des murs invisibles. Ils ne semblent jamais se comprendre, ce qui hélas indique que la réalisatrice n’a pas acquis une compréhension suffisante de leur ethnie, et la rend incapable de raconter leur histoire en concevant des personnages unilatéraux. D’un autre côté, l’effondrement des Evenki pourrait bien sûr être considéré comme une conséquence du changement d’époque ou de l’immigration Han, mais le film n’est jamais suffisamment curieux d’aller plus loin dans cette direction. Finalement, les flashs occasionnels de symboles culturels ethniques ne portent pas beaucoup de connotations; ils sont là pour le plaisir visuel. Alors que ces éléments de culture sont rassemblés dans le cadre, les Evenki eux sont exilés dans le récit du réalisateur sur l’altérité, celle où ils ont été privés de leur communauté, de leur habitat et de leur mémoire collective.

Yangyu Zhang.

The Bad Seed

Parfois une rencontre avec un film tient à autre chose que des festivals et des projections professionnelles. Apercevant une brève critique du film Anima, première réalisation de la scénariste Cao Jinling, la mention de l’endroit où le film a été tourné, où l’histoire se déroule, m’a frappé.

La Mongolie intérieure est le pays d’origine de ma collègue Yangyu Zhang et cela a suffi pour justifier le visionnage du film. Cela coïncidait également avec la parution d’un certain nombre d’articles décrivant comment le gouvernement chinois imposait son propre programme d’enseignement dans les écoles primaires et secondaires, éradiquant cette fois, de manière insidieuse, la présence des Mongols et autres premières nations dans le nord de la Chine. Le livre de l’écrivain français Olivier Rollin, Extérieur Monde (Gallimard, 2019), était paru à cette époque, relatant des récits tirés de ses voyages autour du monde. Il mentionne avoir aidé, voire carrément sauvé, une femme âgée lors d’un séjour en Mongolie intérieure, une touriste chinoise.

Une fois que cette idée prend racine, les possibilités thématiques pour aborder le récit du film se transforment en une forêt prête à être abattue. Ce n’est pas sans rappeler la première partie du film Danse avec les loups de Kevin Costner. Après un exploit héroïque qui mène le camp de son personnage à la victoire, celui-ci est à la fois promu et affecté à l’endroit de son choix. Il demande à être envoyé à la frontière, où les Premières nations prospèrent encore. Lorsqu’on lui demande pourquoi la raison de ce choix, il répond qu’il veut voir cet espace avant qu’il ne disparaisse. Anima s’appuie-t-il sur des archétypes semblables, liés à une thématique de la quête ? Un bébé Han, Linzi, est laissé à la porte d’un père Evenki, bientôt veuf, qui élève déjà un fils en bas âge, Tutu. En grandissant, leur rivalité s’étend à l’amour d’une veuve qui vit et chasse dans la forêt qui les entoure, un être à part entière selon les croyances du peuple Evenki, à laquelle son destin est lié.

La découverte d’un enfant et son impact sur le destin, la culture et l’environnement d’une nation abondent dans le cinéma et la littérature international. Ici, Linzi grandit, la femme s’éprend de lui plutôt que de Tutu, le fils autochtone. Linzi ne parvient pas à sauver la forêt de l’exploitation forestière et de l’inondation, un acte courant de rétribution divine. Pendant ce temps, son frère se voue à une vie de crime et d’argent et autres attributs urbains.

Cette narration se prête apparemment à une position selon laquelle : « voici ce qui se produit lorsque les politiques du gouvernement chinois arrivent dans votre région ; il n’y a pas de fin heureuse ». Le film choisit cependant de considérer toutes les formes de destruction, de la nature aux relations entre les personnages, comme des attributs et des conséquences du conflit qui existe entre les frères, plutôt que de regarder vers la Chine. Pourtant, le spectateur voit très bien qui gagne. Linzi aurait-il été autorisé à sauver la forêt et à préserver le mode de vie des Evenki ? Lors d’un entretien avec notre amie Karen Severs, programmatrice au Festival du film asiatique de New York et modératrice interne au FCCJ de Tokyo, Cao Jinling s’est enthousiasmée en nous informant qu’il ne restait que 209 membres Evenki et que l’un d’entre eux fut le consultant culturel de son film.

Les plans saisissants des forêts, notamment de ses bouleaux d’une saison à l’autre, sont le fruit de la cinématographie de Mark Lee Ping-bing. Lee Ping-bing est un collaborateur régulier de Hou Hsiao-hsien, notamment sur The Assassin ; il a également travaillé avec Kore-eda Hirokazu (Air Doll) et Tran Anh Hung (Norwegian Wood, Éternité) ainsi qu’avec plusieurs autres réalisateurs. Cao Jinling mentionne qu’ils se sont rencontrés au Tibet, où elle lui a demandé d’être son chef-opérateur lorsqu’elle réaliserait son premier long métrage (nous n’avons pas vu le film d’aventure extrême 77 Days, réalisé par Zhao Hantang, et nous ne savons pas comment la culture tibétaine y est représentée). Pourtant, les premiers plans d’Anima, tournés avec un drone, sont banals et sans surprise ; la stratégie consiste rapidement à nous faire pénétrer dans des dédales vivants de la forêt, où vit la chasseresse. Anima rêve d’être plusieurs films à la fois : un manifeste écologique / le témoignage d’une culture disparue / une dénonciation de la cupidité engendrée par la déforestation / une histoire d’amour avec une sorcière qui perd son pouvoir lorsqu’elle choisit de quitter la forêt. Nous avions prévu de demander à la réalisatrice laquelle parmi ces histoires elle avait souhaité tourner. Nous avions remarqué le soin apporté à la mise en place de ses plans, et combien ceux-ci étaient annoncés par un mouvement de caméra d’une séquence à l’autre.

Il était prévu que nous puissions nous entretenir avec Cao Jinling. Cependant, après avoir envoyé nos questions, elle nous informa qu’elle était trop prise par de nombreux projets simultanés. Les questions que son film a le mérite de soulever apparaissent ci-bas.

J’espère toujours voir la Mongolie intérieure, avant…

Stephen Sarrazin.

Questions de Yangyu Zhang

1-Dans le film, Tutu est un Evenki de sang pur, mais il a trahi la forêt ; Linzi est un Chinois Han, mais il s’identifie davantage aux croyances traditionnelles des Evenki. Le contraste entre ces deux frères constitue le plus grand conflit de tout le film ; ce modèle  a-t-il quelque chose à voir avec la réalité des relations ethniques ? Pouvez-vous nous parler de votre propre expérience et de vos sentiments concernant les relations ethniques à Moerdaoga ou à Hulunbuir ?

2- Le personnage féminin Chun affiche un caractère fort dans la première partie de l’histoire, mais après avoir épousé Linzi, elle perd de son tranchant et de son éclat en devenant une épouse et une mère qui se contente de remplir sa fonction. Cette transformation est-elle inévitable ? Ou existait-t-il d’autres possibilités pour le destin de Chun ?

3- Certaines critiques ont décrit Anima comme un film environnemental, êtes-vous d’accord avec cela ? Quelle était l’intention initiale du scénario ?

4-Avez-vous discuté de l’intrigue avec les membres des tribus Evenki pendant l’écriture et le tournage du film ? Si oui, quels ont été leurs commentaires ?

5-Dans le générique de fin du film, nous voyons que le film a été produit avec le soutien de plusieurs départements du gouvernement local. La communication avec les autorités locales s’est-elle déroulée sans problème ? Comment ont-elles réagi à l’intrigue du film ?

6-Que pensez-vous de l’industrialisation touristique du mode de vie quotidienne des minorités ethniques en Chine, comme les Evenki ?

7-Parmi les autres films qui s’intéressent aux zones forestières de trois provinces du nord-est et de la Mongolie intérieure, citons Han Da Han de Gu Tao (2013) et Timber Gang de Yu Guangyi (2006). Anima entretient-il un dialogue avec ces documentaires, ou cherche t-il à s’en éloigner?

8-Dans Anima, les questions autour de la migration des minorités ethniques des montagnes vers les villes et les villages, l’échange de fusils contre des maisons, ainsi que le chômage et les déplacements après l’interdiction de l’exploitation des forêts naturelles, etc. sont abordées, mais elles ne sont pas développées en détail. Quelle place la vie réelle des Evenki occupe-t-elle dans la structure narrative du film ?

Questions de Stephen Sarrazin

1-Pouvez-vous expliquer le processus de production d’un tel film ? Vous avez expliqué dans des interviews que le film a été tourné en 40 jours en hiver et 40 jours en été/automne, et que la réalisation du film a duré deux ans. Quel serait le rapport entre la production régionale/étatique et les sociétés de production privées pour un projet d’une telle durée ?

2-Quelques critiques ont parlé des conditions hivernales et des scènes tournées dans les forêts. Vous êtes-vous appuyée sur Mark Lee-Bing Ping pour réaliser les prises de vue – dans une sorte de style documentaire – ou chaque plan a-t-il été soigneusement planifié et, si oui, combien de prises par scène ? Il avait réalisé d’extraordinaires plans de forêt dans The Assassin de Hou Hsiao-hsien. Espériez-vous que ses prises de vue livreraient quelque chose de semblable ?

3-Le film raconte plusieurs histoires en même temps : les mythes tribaux, la rivalité entre deux frères, la menace d’un mode de vie, l’amour de la forêt, etc. Vous avez tissé tous ces récits ensemble. Tentiez-vous une mise en scène distincte pour chacun d’eux ?

4-La discussion avec les membres des Premières nations afin de légitimer les films internationaux et autres productions tournés sur leurs terres est devenue une exigence éthico-politique de nos jours. On retrouve des exemples récents au Japon avec la communauté Ainu. Dans votre film, la fille d’une matriarche Evenki remplit une fonction similaire. Pensez-vous que cela soit pertinent pour le public chinois, est-ce également perçu comme une fonction garante du projet ?

5-Bien des commentaires ont porté sur le parc forestier national de Moerdaoga, en Mongolie intérieure, et sur son écologie. Ces derniers mois, le gouvernement chinois est intervenu dans les écoles de Mongolie intérieure, modifiant une grande partie du programme scolaire, éliminant les cours de langue et de culture mongole. Votre film semble cependant célébrer les différences, et on pourrait avancer que l’intérêt international est en partie dû à cela. Anima est-il perçu différemment en Chine ? S’agit-il plutôt d’un « conte populaire », d’une fiction ?

6-Nous sommes basés à Tokyo. L’animisme a également contribué à définir la relation du Japon à la nature et de nombreux réalisateurs japonais l’ont exploré. Y a-t-il des films japonais qui pourraient partager des préoccupations ou des intérêts semblables à ceux de votre film ?

7-Les forêts de bouleaux ont une qualité distincte, les arbres blancs dans la neige leur donnent une qualité plus spectrale. Cette caractéristique était-elle importante pour vous ?

8-Certains cinéastes d’Europe de l’Est et du Nord, ainsi que du Québec, au Canada, ont filmé dans des forêts qui rappellent celles de la Mongolie intérieure. Y a-t-il des réalisateurs internationaux qui sont des références pour vous ?

9-Enfin, vous avez écrit un scénario récent, Chinese Criminal Investigators, dont vous avez dit qu’il serait réalisé par Xin Yukun. Mais votre prochain film en tant que réalisatrice va-t-il encore explorer des questions écologiques ?

Anima (Mo Er Dao Ga) de Cao Jinling. Chine. 2020.

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