VIDEO – Eighteen Springs d’Ann Hui : la mélancolie des temps passés

Posté le 7 août 2021 par

En 1997, Ann Hui adapte pour la seconde fois un récit de la célèbre écrivaine Eilleen Chang dans une coproduction sino-hongkongaise : Eighteen Springs. Cette romance contrariée empreinte de mélancolie peut être perçue comme le reflet d’une situation politique chinoise et hongkongaise tumultueuse.

À Shanghai dans les années 1930, Manzhen travaille à l’usine en tant qu’assistante. Elle doit sa bonne place au financement de ses études par sa sœur Manlu, qui a veillé sur sa famille en occupant un travail d’hôtesse. Manzhen rencontre à la fabrique deux garçons, Shuhui et Shijun. Elle tombe amoureuse de ce dernier, bien que sa famille le considère trop peu entreprenant. La société confucéenne chinoise, qui promeut le mariage en règle d’or, va éprouver ces personnages, d’autant plus lorsque Manlu sera obligée d’épouser son riche client alors qu’elle ne peut pas lui donner d’enfant…

Eighteen Springs est un mélodrame magnifique, portant aux nues ses personnages par la dimension tragique de leur destinée. Le récit écrit à l’origine par Eilleen Chang et adapté par Ann Hui comporte six personnages majeurs, trois couples, malmenés par un cadre sociétal toxique. L’agencement de leurs relations crée une ligne scénaristique sophistiquée, dont l’épaisseur est rendue possible par un long développement, soit plus de deux heures de film, jamais longues, toujours sidérantes de beauté. Ann Hui privilégie les plans-séquence de moyenne longueur, qui laissent décanter la mélancolie ambiante. La réalisatrice ne les allonge pas excessivement non plus, car la contemplation n’est pas son objectif : il s’agit d’écrire ces personnages pour l’écran, donner une vie physique à leur histoire et à leurs sentiments, plutôt qu’à leurs sensations. Les teintes ocres et la lumière forte pointée sur les acteurs et les actrices mettent en relief le sentiment de nostalgie de temps plus heureux, avant que la réalité ne frappe durement la vie des protagonistes. Comme de nombreux commentateurs du film l’ont remarqué, Ann Hui adapte Eilleen Chang par deux fois : Love in a Fallen City en 1984, date des négociations entre le Royaume-Uni et la Chine en vue de la rétrocession de Hong Kong ; et Eighteen Springs en 1997, l’année même de la rétrocession. Le film est paradoxalement une coproduction entre les deux Etats chinois – avec une influence technique et de production de Taïwan. Eighteen Springs n’évoque nullement la situation contemporaines des nations sinophones, mais semble en impliquer tous ses intervenants du monde du cinéma comme pour signifier que le passé est le passé et que rien ne sera comme avant. La bad end correspond d’ailleurs à la seconde version du roman de Chang, Ann Hui ayant eu le choix d’adapter soit la version positive écrite sous Mao, soit la révision de l’autrice qui s’est appelée elle-même à plus de lucidité une fois installée aux États-Unis dans les années 1960.

La coproduction entre la Chine et Hong Kong pour Eighteen Springs n’a pas qu’une résonance politique, elle influe jusqu’à l’esthétique du film. Dans les années 1990, la majeure partie des films dramatiques ou arts et essais continentaux et hongkongais sont distinguables au premier coup d’œil. Les premiers, sous l’influence de la Cinquième génération et de la Sixième en train de naître, sont plus régulièrement tournés en extérieur avec un rythme méditatif plus prononcé que les seconds, souvent influencés par le cinéma de genre et tournés, décors obligent, dans des immeubles exigus qui saccadent les intrigues et la narration. Eighteen Springs se situe dans ce rare entre-deux. Tourné à Shanghai même, le film jouit d’un cadre somptueux, alternant aussi bien les scènes d’extérieur que les intérieurs reconstitués. Pour cela comme pour le travail autour de la lumière sur les acteurs, le travail du directeur de la photographie taïwanais Mark Lee Ping-bin s’est avéré décisif. L’image est uniforme quelle que soit l’origine de la prise de vue (extérieurs ou studios), et comporte, en plus, quelques plans remarquables par la composition colorimétrique qu’ils offrent.

Également, les acteurs et actrices sont issus d’origines diverses : Jacklyn Wu Chien-lien et Annie Wu sont taïwanaises, Leon Lai et Anita Mui sont hongkongais, Huang Lei, Wang Zhiwen et Ge You sont continentaux. Tous apportent leurs forces, jamais dissonantes, au film d’Ann Hui, qui a su tirer le meilleur d’eux, et peut-être plus encore concernant Leon Lai qui compose un jeune homme suave et timide d’une grande intensité.

Eighteen Springs est un film d’une grande sensibilité, fruit de la conjugaison de l’écriture forte d’Eilleen Chang et de la vision de metteuse en scène d’Ann Hui, qui a su paradoxalement projeter son pessimisme quant à la situation des pays sinophones dans un contexte cinématographique tourné vers le continent.

Les bonus de l’édition Spectrum Films

Présentation du film par Arnaud Lanuque (15 minutes). Notre spécialiste du cinéma hongkongais intervient une fois de plus avec beaucoup d’expertise et de pédagogie sur le contexte du film, les fameuses deux dates, et le choix de fin auquel devait penser Ann Hui. Il revient notamment sur la production hongkongaise de l’année de la rétrocession, et la propension des réalisateurs à aller tourner en Chine. Chaque intervention d’Arnaud Lanuque chez Spectrum Films constitue un focus sur un fragment de l’histoire du cinéma hongkongais. Compilé bout à bout, la documentation en devient conséquente.

Eilleen Chang par Brigitte Duzan (15 minutes). Brigitte Duzan, spécialiste en cinéma et littérature chinois, dresse le portrait d’Eilleen Chang, son rapport à la ville Shanghai, à la condition de la femme, son anglophilie… Ce bonus est particulièrement bienvenu pour saisir les enjeux du film, car le roman original d’Eilleen Chang est une composante importante du film, tant Ann Hui l’a adapté avec soin, et car les écrivains chinois, sont, disons-le franchement, méconnus dans le paysage littéraire francophone, et non traduits à leur juste mesure.

Let the Wind Carry Me (documentaire de Kwan Pung-lung et Chiang Hisu-chiung, Taïwan, 2009, 1h27). Le travail de photographie sur Eighteen Springs crève l’écran. Spectrum Films a eu la riche idée d’inclure ce documentaire en second disque, qui évoque le parcours du directeur de la photographie Mark Lee Ping-bin. Mark Lee est principalement connu pour être l’indispensable directeur photo de Hou Hsiao-hsien depuis 1985. Il a travaillé de nombreuses fois avec Sylvia Chang, il a aussi eu un rôle déterminant sur les œuvres de Jiang Wen et Wong Kar-wai. Dans les pays sinophones et au-delà, Mark Lee s’est fait remarquer par sa forte implication, sa discrétion et, pourtant, sa capacité à convaincre les metteurs en scène de changer de fusil d’épaule, pour le bien de leur propre création. S’il fallait encore en douter, le travail de directeur de la photographie a un impact majeur sur la production des films, et ce documentaire détaille à la perfection en quoi et comment. Par ailleurs, il évoque avec beaucoup de sensibilité la beauté perçue du cinéma chez le public et la relation entre Mark Lee et sa mère. Le métrage devient alors un récit teinté d’émotion et de mélancolie sur la beauté de l’art et l’amour filial.

Maxime Bauer.

Eighteen Springs d’Ann Hui. Hong Kong-Chine. 1997. Disponible en double Blu-ray chez Spectrum Films en juillet 2021.

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