VIDEO – Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang : métaphysique des mœurs

Posté le 6 mai 2021 par

A l’aube de son cinéma, le réalisateur Tsai Ming-liang, aujourd’hui plébiscité dans les festivals du monde entier, étudiait déjà les motifs qui formeront son art si singulier. Les Rebelles du dieu néon (1992) en incarne l’essence. Après une sortie DVD en janvier chez Survivance Film, Spectrum Films nous gratifie de la version haute définition en Blu-Ray. Film par Richard Guerry, Bonus par Maxime Bauer.

Hsiao-kang passe son temps à déambuler dans les rues de Taipei, de nuit comme de jour. Mais après une altercation avec un motard, il abandonne soudainement ses études et s’éprend de fascination pour un trio de jeunes voyous, qui se trouvent être ceux lui ayant causé du tort.

Un monde sépare ce premier pas dans l’industrie cinématographique du dernier long-métrage en date de Tsai Ming-liang, Days (2020). Si radicalité, pesanteur et fixité hiératique sont les maîtres mots de ses explorations actuelles (qu’il avouera lui-même perpétrer dans le dernier numéro des Cahiers du Cinéma), Les Rebelles du dieu néon s’avère à bien des égards inhabituel, plus mobile et plus incisif, si tant est que l’on est familier du monsieur. Dans le cas contraire, il est une ouverture idéale à ses tribulations nocturnes et essais stylistiques exacerbés. Tout commence une nuit à Taipei, lorsque Tsai Ming-liang observe et trouve en un jeune étudiant sur une borne d’arcade la figure qu’il recherchait si ardemment. Il s’agissait de Lee Kang-sheng, qui deviendra son acteur fétiche pour le restant de sa carrière. C’est à partir de cette fulgurance que Tsai dédiera ses images à la jeunesse tourmentée de la capitale insulaire.

  

En effet, tout de ce portrait urbain tend à développer une métaphysique des mœurs où l’incommunicabilité règne entre les êtres. Un Taïwan juvénile en crise existentielle se déploie sous nos yeux, se posant comme contexte même des traditions picturales chinoises du Vide et du Plein (cf. l’ouvrage éponyme de François Cheng). Ainsi, les vestiges de l’âme, l’errance et la solitude s’expriment par le silence, quand la ville environnante, ses forces motrices imperturbables, et la salle de classe de Hsiao-kang, grouillent de monde au point d’initier l’asphyxie. La caméra de Tsai prend en ce sens une dimension architecturale, bien souvent en contre-plongée, ne laissant que très rarement transparaître l’azur bleuté du ciel derrière le sillage des buildings et l’omniprésence des enseignes au lettrage idéographique. Il joue de l’urbanisme et de l’activité citadine, intègre le temps comme paramètre géométrique à sa science de la composition plastique. Une simple ligne de basse vient saupoudrer l’ambiance sonore, son qui d’ailleurs est entièrement intradiégétique et renforce l’immersion. Les néons, éclairages froidement chimiques et artificiels, insufflent une harmonie visuelle exaltante, et une sophistication propre aux recherches esthétiques post-modernes de la seconde vague taïwanaise, dont Tsai est le fer de lance. Dans cette démarche artistique, la captation du réel est primordiale.

Nombre de motifs récurrents au film comme à son cinéma habitent le cadre. On retrouve les cabines téléphoniques, les scooters, les télévisions cathodiques, mais aussi un déluge de soft power technologique japonais. La phénoménologie du rétro investit les formes, qui par-delà l’attribut esthétique, révèle une fonction décélératrice et un regard en arrière nostalgique vis-à-vis de ce que le concept de High Speed Society appellera tyrannie du moment ou nihilisme de la vitesse. Tsai procure une méditation, s’attarde sur l’anodin avec regret et affection, et mine de rien s’inscrit dans une confrontation entre traditions (cf. revival confucéen, Corrado NeriRétro Taiwan) et modernité. Une présence anthologique du passé dans les manifestations culturelles du présent, proche du style d’Edward Yang et de son Taipei Story pour rester sur l’île. On dénote par ailleurs des éléments plus naturels tels que l’eau ou la pluie. Ces deux derniers donnent à l’ensemble une palpabilité humide, insalubre, et quelque chose de bien plus sensoriel, qui sonnerait presque onirique si l’on constate les objets flotter au gré du temps (cf. la symbolique de l’horloge dans Et là-bas quelle heure est-il ?) et l’impuissance face aux dégâts des eaux (qu’on reconsidèrera aussi dans The Hole). Notons que l’inondation semble provenir de l’énigmatique quatrième étage de l’immeuble, sur lequel l’ascenseur s’arrête systématiquement et inexplicablement. Et c’est au beau milieu de ce macrocosme irrespirable que les fantômes de la mégapole entrent en dualité.

Le point de rupture dramaturgique du film sera l’altercation entre Hsiao-kang, dans le taxi de son père, et le jeune voyou Ah Tze, qui brisera son rétroviseur. Tout le film se voit alors conduit par un principe de causalité qui suppose une poétique du hasard. Un rapprochement pourrait ici se faire avec le cinéma de Wong Kar-wai, notamment Chungking Express, fort de ses destins croisés et dont l’imprévu dévoile une certaine conception de la beauté. Mais Tsai, mélancolique comme il est, admet plutôt une confrontation de deux modèles de l’existence. Le personnage de Hsiao-kang est renfermé, maniaque, neurasthénique, en proie à la tourmente et aux disputes incessantes avec ses parents, dont le regard souffrant à la vue de leur fils dit beaucoup. Le père ne peut s’empêcher de laisser la porte du foyer ouverte quand son enfant disparaît dans la nature, lui réservant toujours une place dans son cœur malgré la discorde. A l’inverse, celui de Ah Tze, interprété par Chen Chao-jung, semble pétillant de vie autant qu’en symbiose avec son petit groupe d’amis composé de Ah Bing et de Ah Kuei. Un triangle amoureux est même envisageable, et la nonchalance de leur attitude implique du charisme dans cet univers vintage phosphoré. Tous trois font les quatre-cents coups pendant que Hsiao-kang étoffe une fascination pour leur quotidien qu’il n’a, et ne peut vivre.

Un simple rétroviseur, à l’image de son reflet désormais brisé, entame une spirale de vengeance sous couvert de frustration sociale et sexuelle, problématique inhérente au cinéaste. Mais le tableau de cette petite bande n’est pas immaculé. Eux aussi semblent tristes à leur manière, insatisfaits de la vie qu’ils mènent au jour le jour, et le fait que Hsiao-kang apprenne si aisément à les connaître démontre bien qu’ils ne sont qu’un miroir fantasmé de sa propre personne, ce qu’il méprise plus que tout au monde. D’abord les suivre pour mieux préparer son piège, puis vandaliser le scooter de Ah Tze, qui pour le réparer sera contraint de vendre plus tôt que prévu des cartes mères volées quelques heures auparavant, ce qui débouchera à sa vengeance sournoise sans qu’il n’ait eu besoin de l’accomplir de lui-même ni de se salir les mains. Hsiao-kang, possédé par les forces corruptrices de la ville, devient l’allégorie de Nezha, divinité chinoise qui hait son père et tourmente les hommes pour son propre plaisir. Il est le rebelle du dieu néon, spectre du mystérieux quatrième étage par lequel il faut inexorablement passer pour s’élever au-delà. Et pendant ce temps, le téléphone rose de Hsiao-kang continue de sonner dans le vide.

Pour sa première pellicule, Tsai Ming-liang met à nue les plus profonds désirs et passions de la jeunesse comme personne, entre la prise de recul extrême et l’engouffrement dans l’intimité.

Master et bonus de l’édition de Spectrum Films

Chose plutôt rare sur le marché vidéo, deux éditeurs se positionnent sur le même film sur des supports différents et à seulement deux mois d’intervalle. Survivance Films a sorti en janvier un très beau coffret DVD des trois premières œuvres de Tsai Ming-liang incluant Les Rebelles du dieu néon, et Spectrum Films a acquis les droits du même film pour le proposer au format Blu-Ray. Ce dernier éditeur, spécialisé dans le cinéma asiatique, a donc la charge de faire la différence afin de faire considérer l’achat, car le coffret de Survivance Films est indispensable pour la présence des deux autres films de Tsai Ming-liang que sont Vive l’amour et La Rivière.

Les trois films de Tsai ont connu une remasterisation haute définition dans l’optique d’une distribution en salles, et les DVD de Survivance Films relevaient déjà de ces versions. Les copies sont donc de toute beauté, sans défaut. Cependant, le format Blu-Ray sera toujours nettement supérieur dans le cadre de copies HD, et en cela, Spectrum Films marque un point non négligeable. La version Blu-Ray des Rebelles du dieu néon restitue plus intensément les textures aquatiques, pluies et inondations, ainsi que la grouillement de la ville de Taipei, aux néons bariolés et aux innombrables véhicules. La séquence d’ouverture, le vol dans la cabine téléphonique sous la pluie éclairé au loin par les phares, annonce d’emblée la qualité plastique du film et de sa restauration, nettement plus appréciable dans un format 1080p.

Comme d’accoutumée, Spectrum Films embellit son édition de nombreux bonus, réel atout de l’article vis-à-vis du coffret de Survivances Films. Ils consistent en deux courts-métrages de Tsai, deux interviews et deux analyses filmique, l’une des Rebelles et l’autre, plus globale.

Walker (court-métrage, 2012, 24 minutes). À l’orée des années 2010, le cinéma de Tsai évolue vers quelque chose de plus insaisissable. Cela se manifeste notamment par l’exploration de ce personnage qu’est le Walker, un moine qui déambule dans le monde entier, le pas extrêmement lent et la tête baissée. Avec Lee Kang-sheng toujours au centre, campant ce protagoniste atypique trois fois en 2012 (dont ce court en est une occurrence avec No Form et Sleepwalk), Tsai exerce un travail sur le focus. En effet, ici, Lee Kang-sheng évolue dans Hong Kong, et nulle doute que les passants ne sont pas des figurants préparés au film. Ainsi, la caméra de Tsai regarde ce monde intrigué par cet étrange personnage, ou l’ignorant totalement, selon les cas. Les premiers plans-séquences montrant Lee marcher se présentent sur une ligne horizontale. Le second gros plan-séquence le place de face, au milieu de la foule. Le monde tourne autour de Lee Kang-sheng et Tsai joue avec ces articulations spatio-temporelles, en faisant varier les plans, les foules, et les décors et à travers une durée allongée, comme il en a l’habitude. Les amateurs de vues de Hong Kong seront ravis. Entre le documentaire, la fiction, et l’art contemporain, le Walker entend être une perturbation du rythme des mégalopoles : tout le monde voit ce moine en pleine ascèse, et son pas incroyablement calme est une dissidence vis-à-vis du rythme effréné de la ville.

No No Sleep (court-métrage, 2015, 35 minutes). Nous retrouvons le Walker, et cette fois-ci, Tsai joue encore de sa caméra et expérimente un peu plus. Au Japon, le moine pénètre dans un train, la caméra filme le convoi d’en face en parallèle et capture une mégalopole en plein mouvement comme jamais. La haute définition de l’image nous offre une plongée nocturne incroyable dans la mégalopole japonaise. Lee se rend dans un sauna où il croise Ando Masanobu. Ils sont tous deux nus et terminent par se sécher et dormir dans une capsule, seuls et sans communication. Tsai capte à la fois la solitude de la vie urbaine japonaise, tout comme il rend aux corps masculins la banalité de leur nudité. Le Walker semble étonnement plus adapté au rythme du Japon, le train qu’il a pris se déplaçant avec rapidité mais fluidité, comme adapté à son pas.

Interview de Tsai Ming-liang et Lee Kang-sheng (19 minutes). Ce bonus repris de l’édition de Survivance Films est un point de situation convenable de Tsai Ming-liang au regard de sa belle filmographie et de sa collaboration avec Lee Kang-sheng. Le réalisateur revient brièvement sur sa venue à Taïwan et son entrée dans le cinéma, et insiste sur l’idée que son cinéma est une affaire personnelle, ne se souciant ni des producteurs ni du public. Le plus intéressant de l’entretien concerne sa relation avec Lee Kang-sheng, où l’on apprend notamment que son « non-jeu » a perturbé le réalisateur (alors que l’on serait tenté de penser qu’il l’aurait choisi pour cela !), et que Lee Kang-sheng a vraiment souffert de la maladie au cou dont Tsai fait le portrait dans La Rivière et Days : l’échange autour de l’introduction du réel dans le cinéma est primordial chez le cinéaste taïwanais.

Les coulisses du film (6 minutes). Tsai est interrogé plus précisément sur son premier film, et livre quelques anecdotes qui achèvent de nous faire comprendre qu’il est un cinéaste relativement insouciant. Par exemple, il admet ne pas avoir terminé le scénario du film parce qu’il voulait se rendre à un Nouvel An en famille, et le producteur a dû le terminer lui-même.

Analyse de Nathalie Bittinger (19 minutes). Nathalie Bittinger explore avec grande clarté la carrière et les motifs du cinéma de Tsai Ming-liang. Des Rebelles du dieu néon à Days, elle montre les éléments qui traversent sa filmographie, que sa soit la longueur de ses plans ou l’obsession du liquide, de l’eau qui fuit dans les appartements. Surtout, Nathalie Bittinger explique que Tsai est obsédé par le réel, et que son approche filmique est documentariste. C’est pour cela qu’il abandonne toute idée de bande originale dès son deuxième film ou que ses thématiques de prédilection sont la famille, le désir et le vieillissement.

Essai vidéo de Will Ross (8 minutes). En quelques minutes et via un joli montage d’images du film, Will Ross fait état du concept de rébellion qui donne son titre au film. Il évoque ainsi la personnalité profonde des personnages chez Tsai Ming-liang, emmurés dans leur solitude qui rejaillit sous forme de rejet de toute normalité et parfois, de sursauts de violence.

Les Rebelles du dieu néon de Tsai Ming-liang. 1992. Taïwan. Disponible en Blu-Ray chez Spectrum Films en mars 2021.

Imprimer


Laissez un commentaire


*